Le yoga “intello” est-il le nouveau style à la mode ?  

Un vent nouveau souffle sur le yoga où questionnements, doutes, exercice de l’esprit critique nous amènent à revoir nos certitudes et nos croyances. Par exemple : non, répéter le même enchaînement de postures tous les jours n’est pas toujours la clef de la progression ; non, tous les alignements ne sont pas universels et systématiquement transposables à toustes ; non, le yoga moderne n’est pas un objet flottant a-historique ou une spiritualité figée et immémoriale.

A la réponse « c’est comme ça », se substitue un « ça dépend ». Face à des méthodes strictement codifiées s’ouvre un champ des possibles. Après le prêt à penser véhiculé par les clichés post-coloniaux et certains gourous indiens du 20e siècle, nous découvrons la complexité de la nuance.  Une avancée que je qualifierais de louable puisque nous sommes invités à repenser ce que nous croyions savoir, à élargir nos perspectives parfois étriquées et dogmatiques.

Ce sont d’ailleurs ces considérations qui nous ont amenées à créer modestement ce blog, comme un espace propice à la réflexion, à l’échange et au débat. Or j’observe depuis quelques temps, l’émergence d’un « yoga intello », un tantinet élitiste, pour ne pas dire péjorativement « woke » sous certains aspects. Si bien que j’en viens à me demander si nous n’aurions pas contribué malgré nous avec ce blog à créer un « monstre » qui nous dépasse.  

L’anatomie et la philosophie comme nouveaux sujets “woke”

Nostalgie du temps bénit ou faire du yoga signifiait se réunir en petit groupe dans une salle quelconque sur des tapis moches pour respirer et exécuter quelques postures avec la mince ambition (déjà énorme) de trouver le calme intérieur. En bref, se vider l’esprit. Tandis qu’actuellement j’observe une tendance … à nous le remplir de concepts jusqu’à l’écœurement. En particulier l’anatomie et la philosophie, domaines jadis périphériques au yoga sont désormais glorifiés, comme des sujets à maîtriser et à débattre et sur lesquels avoir un avis pour tout bon “yogi” qui se respecte.

Bien sûr, je trouve louable de s’intéresser à l’évolution de la science du mouvement ou à l’histoire des philosophies du yoga, de démocratiser l’accès à ces savoirs jusqu’alors plutôt réservés à des spécialistes (kinés, étudiants en médecine, sanskritistes, théologiens, philosophes …) et pourquoi pas de les intégrer à notre pratique et à les diffuser modestement et à point nommé.  

Sauf que j’ai parfois la désagréable impression que ces domaines spécialisés – qui concernent certes l’évolution du yoga postural moderne puisqu’ils parlent du corps et de l’esprit – constituent une nouvelle doxa dont il faudrait se prévaloir pour être un enseignant crédible et en asperger les élèves pour leur fournir une expérience de qualité quasi sotériologique.  

Physiologie, anatomie fonctionnelle, biomécanique, savoirs sur le corps humain, maîtrise de concepts sanskrit pointus, références à des écoles de pensées millénaires du sous-continent indien … Jusqu’où doit aller un soi-disant « bon prof » pour délivrer le « cours parfait », entendu comme un savant mélange de connaissances physiques et intellectuelles ? Est-il souhaitable de dispenser ces connaissances de niches pour que les élèves passent un bon moment ? Cette mode du nouveau prof de yoga « intello » et ultra spécialisé dans tout n’est-elle pas une nouvelle forme d’élitisme excluant (et par ailleurs inutile à l’expérience) ? La justification intellectuelle permanente ne vient-elle pas gâcher la connaissance empirique par le corps ?  

Intello is the new cool, made in Paris Rive Droite  

Adieu culture physique de l’extrême, le nouveau graal tendance c’est le culte de l’esprit critique. Le « yoga insta » dégoulinant de corps souples, sveltes et contorsionnés dans tous les sens nous a tellement donné la nausée que l’on a pris le tournant inverse : le yoga qui se pense au lieu de se faire. Il ne suffit plus d’être un pauvre hère se limitant à mettre son pied derrière la tête, il faut pouvoir mettre un sens à pourquoi on le fait (logique de la séquence, échauffement approprié et des muscles engagés), analyser pourquoi on le fait (connaissance de l’énergie stimulée, examen poussé du rapport personnel que l’on entretient avec cette dite posture depuis x années), et éventuellement savoir de quand date cette posture et qui l’a transmise et quelle est son étymologie pour situer son contexte historique et philosophique (j’exagère à peine). Et ainsi, le chemin yogique devint une dissertation boring (et narcissique). 

Rejet des mouvements sectaires et des consignes dogmatiques ? Émergence d’une passion commune pour le geeking anatomique ? Marotte d’un petit segment de la population parisiano centrée qui ne se sent plus pisser depuis qu’elle a lu Mark Singleton en diagonal et que l’Encyclopédie du Yoga trône sur sa table basse ? La pratique doit désormais pouvoir être infusée de théorie pointue pour être dispensée, adoubée, auréolée du sceau de l’excellence.  Pour caricaturer : poster son grand écart en string sur Insta c’est vulgaire, le gage de sérieux c’est de poster son pincha mais de l’agrémenter d’un pavé dissertant sur la vraie nature du Soi appuyé par un extrait d’Upanishad rédigé en respectant l’accentuation sanskrit védique, ou d’un laïus sur l’anatomie fonctionnelle au sujet de l’articulation humero radiale. A la perfection du corps s’ajoute celle de l’intellect.  Ainsi naquit une nouvelle norme, celle du cours de yoga en studio dispensé pour plaire à un segment de la population « éduquée », « éveillée », « consciente » de ces thématiques à la mode.

La recette de ce savant mélange passé au Magimix = 

  • Élaboration d’un thème profond exposé en introduction de manière quasi académique, 
  • Séquençage ultra cohérent où « rien ne doit être laissé au hasard » et reposant sur les dernières recherches de la théorie de l’anatomie fonctionnelle, 
  • Multiples variations offertes pour satisfaire l’éthique inclusive,
  • Mais suffisamment de postures « avancées » (peak pose) pour le challenge,
  • Ajustements systématiques pour faire sentir à l’élève qu’il progresse (tout en l’invitant à se détacher de son égo),
  • Usage de concepts philosophiques délivrés en sanskrit (ahimsa, abhyasa, dharana, samadhi etc.…) pour amener la réflexion « beyond asana » (car on n’est pas que des ploucs contorsionnistes, nous !), 
  • Touche signature au choix : spiritualité (références aux chakra, bandha, vayu), playlist inspirante, humour, instrument de musique/chants indien, huiles essentielles, citation profonde pour élever l’esprit … 

Si bien que l’on en arrive à ce que j’appelle « la théorie du cours parfait » qui ressemble à la présentation d’un mémoire de master 1. Tout est cohérent, juste, clair, bien amené, telle une appréciable dissertation académique. Si j’étais jury à l’université je mettrais 20/20 à ce bel exposé dans lequel tout s’imbrique harmonieusement. Sauf qu’en pratique je m’interroge sur les bénéfices de cet exploit. En tant qu’élève qui n’aurait pas les références je suis soit impressionnée par tant de culture (ego boost pour le prof), soit le cerveau saturé par tant de notions (contre-productif) ; ou bien en tant qu’élève qui a les références pour suivre parfaitement je ne vois pas l’intérêt que l’on m’énumère de la théorie que je connais déjà et pour laquelle je ne suis pas venue réviser mes fiches. Une sorte de « package 2023 » qui n’est en réalité qu’un autre formatage destiné à satisfaire un segment de marché ultra spécifique : la même classe moyenne-sup éduquée qui apprécie la nouvelle formule « sirsasana et sutra à la sauce France Culture sur lit de matcha latte au collagène ».   

Par ailleurs, cela interroge sur la fameuse sacro-sainte légitimité du « bon prof » de yoga qui doit désormais être aussi un peu kiné, musicien, sanskritiste, humoriste, contorsionniste et théologien pour être accompli et reconnu. Plus généralement je trouve intéressant d’observer l’émergence d’un yoga « au-delà des postures » qui rajoute à la performance physique celle de la connaissance intellectuelle tout en jurant (sûrement sincèrement) s’en éloigner et prôner la décroissance tout en encourageant une Fomo du savoir yogique.     

L’esprit critique ne peut se substituer à l’expérience  

Côté élèves, j’observe la propension de plus en plus massive à vouloir exercer son esprit critique avant même d’avoir mis un pied sur le chemin de l’expérience. Par exemple, passer plus de temps à se questionner sur la nature du mouvement avant même d’éprouver ladite posture dans son corps sur la durée. Quelle responsabilité avons-nous en tant que profs d’insister sur la dimension théorique au point qu’elle fasse passer la pratique au second plan ? A force de vouloir bien faire, j’entrevois la facette contre-productive à l’exercice de l’esprit critique. Celle où l’on finit par passer plus de temps à analyser, à réfléchir, à théoriser vainement sur l’adaptation des méthodes ou des postures au corps de chacun plutôt qu’à laisser le temps et l’expérience amener naturellement des conclusions le temps venu.

Selon moi la théorie (ultra spécialisée) ne vient pas avant la pratique mais (longtemps) après. C’est ainsi que l’on apprend à marcher quand on est bébé par exemple, un nouveau-né ne s’interroge par sur l’action des muscles à engager lorsqu’il essaye, tombe, recommence et ainsi de suite. (Celleux qui ont vu le film Les Randonneurs de Philippe Harel avec Benoît Poelvoorde penseront notamment à la scène de la marche où à force de se faire expliquer comment marcher, un personnage finit par tomber). 

A force de trop réfléchir, la pensée devient parfois absconse et fumeuse, voire une excuse pour justifier un manque de discipline ou affirmer son petit particularisme. Exemple : « je ne préfère pas faire cette posture car (insérer ici une théorie anatomique impliquant une potentielle limitation du corps de type variation squelettique) », ou « je pense que cette méthode n’est pas adaptée parce que (insérer ici théorie sur l’inclusivité) », « je juge ce séquençage inexact dans la mesure où (insérer ici une explication de mobilité ultra spécifique) », « éthiquement ceci est faux car (insérer ici un concept philosophique yogique) » etc.  

A trop fourrer au chausse pieds des méthodes, des concepts, des notions dans la tête des élèves, émerge en eux l’idée qu’un bon pratiquant doit maîtriser tous ces sujets pour être légitime. Paradoxalement, derrière la volonté de s’extirper d’anciens dogmes (alignement inconditionnel, réalité historique ultime, courant de pensée philosophique admis) et de développer un esprit critique, nous revient comme un boomerang le désir de réponses catégoriques que l’on cherchait pourtant à fuir.   

Le vaste champ des possibles devient une source d’angoisse au lieu de constituer un horizon excitant aux perspectives nouvelles et infinies. J’entends parfois des questionnements qui ne se comprennent même pas eux-mêmes. Exemples (à peine caricaturés) : « Mon radius doit-il être perpendiculaire à la racine carrée de l’hypoténuse de mon rectum quand je fais visvamitrasana ? », « Peut-on proposer un pranayama refroidissant à un élève cul de jatte qui s’est décollé la plèvre ? », « Le Purusha de Krishna est-il identique au Brahman de la vallée de l’Indus ? », « Est-ce qu’une citation tirée de l’Être et le néant serait la bienvenue en intro d’un cours autours de vishuddi chakra ? ». Ce genre de moment où j’ai des montées réactionnaires, des envies de me faire tatouer « practice and all is coming » sur les fesses et de regretter les ajustements de Bikram à faire saute-mouton sur des élèves en supta kurmasana.  

Revenir au corps … et au silence ! 

Façon Beigbeder je me sens « légèrement dépassée » par la proportion parfois exagérée que peut prendre la philosophie, l’histoire ou l’anatomie comme le creuset de nouveaux dogmes dont ils étaient censés nous émanciper. En parallèle de cela l’émergence d’une génération de pratiquants un peu control freak de la spiritualité où tout doit être rationalisé, expliqué, prouvé, organisé, justifié telle une thèse universitaire. A force de dire que l’anatomie et la philo étaient importantes dans la connaissance du yoga (et je continue d’affirmer que c’est le cas) on en a tiré de nouveaux champs de stress, de compétition, de spécialisation, d’affirmation identitaire, voire de promotion de soi-même. Selon moi, ces connaissances n’ont pas vocation à créer des nœuds dans le cerveau des pratiquants mais à servir ponctuellement de supports ou d’outils sur un chemin d’apprentissage personnel. Non pas à s’y substituer.  

Alors que l’arrivée du yoga en Occident avait pour originalité d’inviter le corps dans la réflexion métaphysique, nous sommes en train de l’assujettir à nouveau à un esprit cartésien, scientifique, le même que nous avions conchié à l’époque de la contre-culture. Si l’esprit critique vient se nicher dans chaque recoin de la pratique, le lâcher prise devient impossible et le yoga se limite à une superposition de concepts arides par le prisme desquels nous tenterons vainement de trouver des réponses à des questions creuses.  Il nous faudrait individuellement redéfinir nos attentes sur ce que nous attendons d’un simple cours de yoga. Personnellement, un peu de silence ne me ferait pas de mal. Je n’attends pas de mon prof qu’il soit philosophe ni osthéo. Pour le reste il y a d’excellentes conférences accessibles en ligne, des ateliers spécialisés, des livres pointus qui feront bien mieux l’affaire. Les meilleurs yogis n’ont pas un avis sur tout, ils sont tranquilles sur leur chemin. Peut-on accepter que le yoga n’est que du yoga ? Et c’est déjà pas mal. Tout théoriser finit par enlever une part de magie. 

7 réponses à “Le yoga “intello” est-il le nouveau style à la mode ?  ”

  1. Avatar de Zedess
    Zedess

    Hello Jeanne ! Autant je partage avec toi la plupart de ces constats, de possibilités de dérives dans cette course à la «distinction » façon Bourdieu sur le yoga (qui peut complètement être paralysante pour tous, pratiquants et professeurs) autant je désapprouve l’emploi de woke pour qualifier cette tendance. « L’éveil » suggéré par le mot woke est celui lié aux différentes dominations et à la lutte contre elles, ce qui n’est pas à mon sens, le propos que tu as partagé aujourd’hui. Merci enfin pour ces éclairages toujours drôles et précieux !

  2. Avatar de Claire

    Hello Jeanne ! Un régal de te lire, et je reconnais tellement mon vécu de prof de yoga en 2023 bombardé d’injonctions au séquençage parfait… Je culpabilise de ne pas m’intéresser à l’anatomie et de ne retenir du sanskrit que les mantras et certaines postures mais pas la grammaire… C’est vrai que dans certains milieux, le yoga a ce côté bobo élitiste tant au niveau physique (minceur requise, dernier legging à la mode) qu’intello.

    Revenons à plus de simplicité ! Et comme tu dis, la pratique. Aussi, je comprends de mieux en mieux l’intérêt de ne pas transmettre tout ce que l’on sait. Quand on débute l’enseignement, on est tout content (c’était mon cas du moins) de découvrir des pans entiers qu’on ne savait pas liés au yoga, comme la philosophie. Alors, on a envie de partager cela avec nos élèves ! Mais comme tu le dis si bien, s’ils connaissent déjà pas besoin de le rappeler. Et puis je trouve que ça a vite un côté “leçon de morale” de parler des concepts.

  3. Avatar de Isabelle Querton
    Isabelle Querton

    Merci Jeanne 🙂

    J’adore te lire car je sais que ce sera intelligent, clair, drôle, percutant, tjs en plein dans le mille.

    Pour ma part, plus j’en apprends sur le Yoga, moins j’en sais!

  4. Avatar de KaNou
    KaNou

    Magistral, comme d’hab! (Allez les filles, fini de citta-vritter, on file sur le tapis! 🤣)

  5. Avatar de Dorel
    Dorel

    Merci pour cet article en plein dans le mille! Je reconnais bien tous ces phénomènes que tu décris et l’impression pour être un.e bon.ne prof de devoir maîtriser toutes ces cordes de l’arc du neo-prof de yoga jusqu’à se perdre soi même! A chaque cours que je donne je me rappelle que je ne suis qu’une heure dans la semaine de mes élèves quand eux sont pour moi beaucoup plus, que pour la plupart ce sont des femmes (et qqes hommes quand même 🙂 ) avec des enfants, un job, une vie ultra remplie, … De ce fait ils n’ont pas les mêmes besoins ni interrogations que les miens et leur proposer un espace de respiration et de conscience du corps c’est déjà beaucoup! Simplifier encore et encore et revenir comme tu le proposes si bien à l’expérience avant les mots.
    Merci pour cette belle réflexion 🙏

  6. Avatar de Gaëlle

    Merci Jeanne pour ce super article qui sonne sacrément fort chez moi (et en lisant les commentaires précédents, je vois que c’est pareil). S’intéresser à plein de trucs, ok mais de là à tout exposer aux élèves en cours… pourquoi ?! J’ai parfois l’impression de ne pas être une “bonne” prof de yoga et puis après, je me rappelle pourquoi je me suis formée (et toutes les formations que j’ai suivi – ha ha) et je me dis que non, ça va, j’ai “juste” fait bouger les élèves pendant 1h et comme, a prior, iels étaient venu.e.s pour ça, c’est bon ^^

  7. Avatar de Marion
    Marion

    Tout est dit !!!

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