Vous vous souvenez de ces storytellings triomphants qui faisaient la une des magazines il y a quelques années, portant aux nues des diplômé.e.s de grandes écoles qui avaient « tout plaqué pour vivre de leur passion », en général un métier artisanal ou manuel so authentique, parce que comme dirait le philosophe « il en faut peu pour être heureux ». J’ai moi-même fait l’objet d’un tel portrait dans un magazine, bâti sur la rhétorique de la « révélation » de mise pour raconter ces parcours de reconversion, souvent mis en scène selon le triptyque éculé « job insignifiant et inutile dans le marketing ou le luxe / expérience so authentique qui ouvre les yeux sur le sens profond de l’existence / rédemption et réconciliation avec son moi profond dans un métier-vocation-mission tellement épanouissant et qui a du sens, vous devriez essayer, il suffit de sauter le pas et de croire en ses rêves ».
Sauf qu’en réalité, c’était assez éloigné du discours que j’avais tenu à la personne qui m’avait interviewée et surprise, l’histoire était à la fois bien plus complexe, chaotique et pragmatique que cela. Car derrière la façade des influenceureuses bien-être aux centaines de milliers de followers, matcha latte à la main et morning routine léchée, derrière les stories #sograteful de faire ce métier incroyable où l’humain et l’échange est au cœur (merci Classpass, ce merveilleux pourvoyeur de chaleur et de convivialité) et les photos de retraites et formations dans des lieux paradisiaques #yogawithaview, se cache un métier extrêmement précaire, mal rémunéré et épuisant pour de nombreuxses professeur.e.s de yoga, notamment dans les grands centres urbains. Si bien qu’entre concurrence acharnée, rémunérations insuffisantes, course à l’Instagram le plus soigné-mais-également-informatif-mais-pas-trop-prise-de-tête, spiritual bypassing, conditions de travail précaires, arrêt de sa propre pratique, le tout au prix d’une vie familiale et sociale réduite à néant, de nombreuxses professeur.e.s de yoga décident de tout plaquer et de revenir à un job salarié.
C’est la décision qu’a prise Juliette, professeure de yoga à Paris, en juin 2022. Loin de considérer ce retour au salariat comme un aveu d’échec, elle a choisi au contraire d’expliquer publiquement sur son compte Instagram les raisons qui l’ont poussée à arrêter l’enseignement du yoga à temps plein. Une réalité à rebours des images convenues de professeures toujours en forme et souriantes qui inondent le réseau social.
Manger du prâna
Elle explique : « après trois ans d’enseignement à temps plein, j’ai réalisé que la direction que je prenais n’était plus la bonne ». Initialement mue par la volonté de partager sa passion pour le yoga, elle reste pragmatique au début, cumulant enseignement du yoga et d’autres activités en freelance qui lui assurent une certaine sécurité financière. Mais rapidement, elle expérimente la crainte « de ne pas pouvoir payer le loyer à la fin du mois à Paris » et accepte des cours un peu tous azimuts. Conséquence, dans une ville comme Paris : passer un temps considérable dans les transports, « 45 minutes aller, 45 minutes retour, pour un cours d’une heure ». Pour ma part, lorsque j’habitais et enseignais à Paris, j’avais fini par opter pour le vélo, et j’en faisais au moins deux heures par jour pour me rendre à mes différents cours que j’avais pourtant cantonnés au nord est de la capitale. Temps de transport évidemment non comptabilisé dans la rémunération du cours, qui tourne en moyenne autour de 35 à 55 euros pour une heure à une heure et demi, auquel précise Juliette, il faut retirer environ le quart en cotisations sociales. Rémunération qui inclut également le temps de préparation des cours en amont. Nous vous laissons faire le calcul pour évaluer le revenu horaire réel pour un cours.
Dans un article pour la revue Elle, Isabelle Morin-Larbey, de la Fédération nationale des enseignants de yoga insiste : « c’est un leurre de croire que l’on va bien gagner sa vie en étant prof de yoga. Dans les grandes villes, c’est quasiment impossible : en général, les profs sont auto-entrepreneurs, courent d’un studio à l’autre pour donner leurs cours, pour être payé une misère. C’est le paradoxe : le yoga est une industrie très riche, mais les profs, qui en sont les principaux maillons, sont précaires. » Ces rémunérations basses ne permettent par ailleurs pas vraiment d’épargner pour se prémunir contre les aléas propres au statut d’indépendant : arrêts maladies pas ou peu indemnisés, baisses de fréquentation des cours saisonnières, congés non rémunérés, pandémie mondiale… Laure Pépin, professeure de yoga à Paris, a ainsi témoigné sur son compte Instagram en 2021 de la précarité dans laquelle l’ont plongée les fermetures des salles lors de la pandémie de covid, l’obligeant à retourner vivre chez son père.
Professeur.e.s de yoga de tous les pays, unissez-vous !
Malheureusement, il est difficile de négocier ses conditions de rémunération tant la profession est atomisée. Avec des professeur.e.s qui exercent sous le statut d’auto-entrepreneurs auprès de clients multiples, toute forme d’organisation et de revendications collectives devient compliquée, voire impossible. Souvent sans contrat, remerciables du jour au lendemain, le rapport de force est rarement en faveur de le.a professeur.e de yoga, encore moins quand iel débute. Entre professeur.e.s de yoga, on se raconte les fois où on a tenté de négocier une rémunération à la hausse ou, comme des grosses dingos, refusé d’effectuer du travail gratuit, pour s’entendre souvent répliquer que si nous ne sommes pas content.e.s de contribuer à cette « formidable aventure », libre à nous de partir, de nombreux.ses autres n’attendent que ça de prendre notre place et de nettoyer les chiottes, passer le balai, faire l’accueil, la communication et accessoirement enseigner un cours de yoga pour une somme dérisoire et AVEC LE SOURIRE, #loveandlight, quelle opportunité incroyable on nous offre, on se croirait à la Star Academy.
Instagram fatigue
Bien vite, on comprend que pour s’en sortir sur ce marché impitoyable, il va falloir se di-ffé-ren-cer. Autre cause de fatigue décrite par Juliette, mais aussi par Célia, qui donne quelques cours de yoga hebdomadaires à Chambéry à côté de son job salarié. Entamant sa formation professorale en 2019, le covid vient contrarier sérieusement ses possibilités de lancer son activité. Autre conséquence de la pandémie, l’explosion des cours de yoga en ligne et sur les réseaux sociaux, qui instaure selon Célia et Juliette une dynamique de comparaison permanente et la sensation de n’en faire jamais assez. « Il y a tout ce discours selon lequel il faut trouver sa niche, lancer une activité en ligne pour avoir des revenus récurrents sans s’épuiser, être un bon petit produit standardisé sur les réseaux sociaux, qui véhiculent tout un discours culpabilisant de « quand on veut on peut » et qui installent une course à la formation pour « mieux se vendre »… Je ne me reconnaissais plus là-dedans », analyse Juliette. Célia confirme et ajoute : « le yoga sur les réseaux sociaux dicte aussi des modes, comme celle du handstand par exemple, façonne de nouvelles façons de pratiquer, affirme des « do and don’t ». Je ne me retrouvais pas dans ces représentations du milieu yoga et bien-être sur les réseaux sociaux, qui ont fini par transformer une passion en une obligation. Sans les réseaux sociaux et la comparaison qu’ils induisent, je pense que je me sentirais bien plus libre et légitime dans mon enseignement. ». Elle indique qu’à Chambéry, aucune des personnes qui participe à ses cours ne la suit sur les réseaux sociaux, et que les choses fonctionnent davantage par bouche à oreille, une simplicité qui lui plaît. Pour autant, elle a également choisi de reprendre un métier salarié, entre nécessité de rembourser un prêt étudiant, dissonance cognitive vis à vis de l’industrie du bien-être, mais aussi, du fait de la solitude et de l’isolement qui découlent de la profession.
Solo dans ma peau
Quand on est professeur.e.s de yoga, on n’a pas vraiment de collègues. On croise des professeur.e.s, en vrai ou sur les réseaux sociaux, on tisse des communautés, des collaborations, mais il est vrai que le métier peut rester assez solitaire au quotidien si on ne bataille pas activement pour cultiver sa sociabilité professionnelle : pas de collègues avec qui faire spontanément une pause café, pas de réunions pour discuter de notre métier, et certain.e.s diront, tant mieux ! Pour d’autres, c’est un quotidien trop lourd à porter, d’autant qu’il s’accompagne d’un amenuisement certain de sa vie sociale hors boulot. Pour gagner correctement sa vie, il vaut mieux travailler aux horaires qui fonctionnent, c’est à dire les créneaux du soir et du week-end. Adieu les cinémas en amoureux.ses, les soirées entre potes, les dîners en famille et les week-ends… Juliette raconte : « tu deviens un peu le pote relou qui n’est jamais dispo. Je ne rentrai jamais avant 21h chez moi, je travaillais tous les week-ends. Je sais qu’il y a pire, mais au bout d’un moment, ça a mis en relief le fait que j’avais besoin dans mon quotidien de sociabilité, d’être au sein d’une équipe, de ne plus avoir ce rythme de vie complètement décalé. » Un décalage qui brouille aussi souvent les repères entre vie professionnelle et vie personnelle, menant parfois à l’épuisement professionnel, autre tabou dans le milieu alors qu’il est pourtant fréquent.
Des profs de yoga lessivé.e.s, qui n’ont plus le temps ou l’argent de pratiquer pour elleux-mêmes, et qui finissent par culpabiliser de prêcher des discours qu’iels ne s’appliquent pas, s’interrogeant les un.e.s les autres d’un air fiévreux : « et toi, tu as encore le temps pour ta pratique ? » Juliette témoigne également de la fatigue physique liée au métier, qui l’oblige à aller régulièrement chez l’ostéopathe.
Complainte de la prof automate
Juliette comme Célia ont choisi de retrouver un métier salarié et continuent de donner quelques cours de yoga à côté. Elles ne sont pas les seules à avoir fait ce choix : selon un sondage mené par le Syndicat National des Professeurs de Yoga (SNPY) en 2021, 76% des enseignant.e.s ne vivent que partiellement de leur enseignement, et 55% d’entre eux cumulent plusieurs emplois. C’est également le choix qu’a fait Corinne, cadre dans une entreprise de services à l’environnement et professeure de yoga à temps partiel. Elle aimerait bien enseigner le yoga à temps plein, mais ne saute pas le pas du fait de la précarité du statut. Elle a connu les cours arrêtés du jour au lendemain par des studios et la pression lorsque ses cours n’étaient pas suffisamment pleins. Elle pressent également la possible dégradation de sa relation au yoga lorsque son enseignement devient la principale source de revenus. Elle ne souhaite pas que la discipline devienne une source d’intranquillité et de questionnements. L’accumulation des cours pour subvenir à ses besoins entraîne un phénomène bien connu chez les professeur.e.s de yoga : la standardisation des cours, qui deviennent de plus en plus mécaniques, à défaut de temps pour les préparer, pour pratiquer, pour explorer. Un enseignement qui devient industriel, à rebours de l’intention originelle qui les pousse à transmettre la discipline.
La question à mille euros, à laquelle cet article ne répondra pas, reste : est-il possible de vivre convenablement de l’enseignement du yoga ? Comme le souligne Juliette, ce métier reste loin d’être le pire, et ce notamment parce qu’il reste une orientation choisie. A ce titre, les parcours de « déconversion » des professeur.e.s de yoga révèlent souvent qu’il s’agit de personnes plutôt privilégiées, qui ont donc la possibilité, tant financière que sociale, de revenir à des métiers plus conventionnels et mieux valorisés matériellement
Peut-on vivre de l’enseignement du yoga ?
Alors, cet article est-il une complainte de privilégié.e.s ? Il souhaite d’une part informer sur la réalité du métier, idéalisée et dont la précarité est bien souvent tue. D’autre part, le nivellement par le bas des conditions de travail ne rend service à personne. Cela me fait penser à la fois où on m’avait rétorqué, lorsque malade, j’avais du annuler un cours, que “je pouvais quand même venir enseigner, prof de yoga c’est pas non plus la mine ou l’usine”. Se dire et se faire dire qu’il y a pire ne peut que mener vers une pente glissante et dangereuse. Enfin, cet article soulève la question de la pérennité de l’enseignement du yoga en tant que profession, dans un contexte où se multiplient les formations à l’enseignement du yoga, nouveau filon boosté par la possibilité (laborieuse et coûteuse) d’accès à des financements publics, qui permet aux professeur.e.s désormais formateurices d’accéder à une rémunération correcte… Avec pour conséquence de nourrir une dynamique type pyramide de Ponzi : des professeur.e.s qui ne vivent pas de leurs cours, qui lancent des formations pour former d’autres professeur.e.s qui eux-mêmes ne vivront pas de leurs cours, etc.
Alors, comment imaginer d’autres façons d’organiser l’enseignement du yoga, qui soient plus justes pour les enseignant.e.s ? On vous laisse le micro.
Merci à Célia, Corinne, Juliette et Laure pour leurs témoignages.
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