Cet entretien est le premier d’une série d’articles autour du yoga et de l’engagement. Aujourd’hui, de nombreuses initiatives naissent pour porter un enseignement et des représentations du yoga qui se veulent différents de ceux portés par l’industrie du yoga et du bien-être. De cette vocation commune découle une diversité d’approches, qui mettent l’accent sur différents enjeux : inclusivité corporelle des cours, alliance entre militantisme et pratique, travail actif pour accueillir des publics en situation de précarité, pédagogies émancipatrices… Avec ces entretiens, Citta Vritti souhaite donner la parole à celleux qui œuvrent pour imaginer d’autres façons de transmettre le yoga, en prise avec les enjeux de société.
Cette série d’entretiens commence avec Ananda Ceballos et Magali Darier. Ananda est docteure en philosophie, professeure et formatrice de yoga, Magali est directrice de Satya Yoga, formatrice et professeure de yoga, spécialisée dans l’étude du mouvement. J’ai rencontré Magali à mes débuts en tant que professeure, une rencontre marquante à la suite de laquelle j’ai intégré l’équipe enseignante de sa salle de yoga à Paris. La façon dont Magali envisageait son école de yoga, son enseignement et son rapport aux pratiquant.e.s détonnait dans le milieu du yoga parisien que je connaissais. Elle souhaitait promouvoir un yoga de quartier, sans chichi, sans consumérisme et sans exubérance. Elle avait à cœur de faire de Satya Yoga un lieu à la fois simple et convivial de pratique. Son regard sur le yoga et l’industrie du yoga, toujours respectueux mais lucide, m’a frappée à une période où je me débattais avec une certaine dissonance cognitive vis-à-vis de ce nouvel univers dans lequel je plongeais. Magali a créé une formation professorale de yoga et s’est tournée vers Ananda Ceballos, formatrice de yoga depuis 2004 au sein de l’Ecole Française de Yoga de Paris ainsi que dans d’autres écoles affiliées à la Fédération Nationale d’Enseignants de Yoga, en tant que spécialiste de l’histoire du yoga et des textes fondateurs du yoga. Cette formation (dans laquelle j’interviendrai ponctuellement), est née, selon elles, “d’une nécessité à la fois pédagogique et politique”. Elles poursuivent : “Nous voulons travailler ensemble à l’émergence d’une pratique et d’une transmission du yoga à la hauteur des enjeux et de la complexité de notre époque.”
C’est à la fois cette dimension explicitement engagée de leur formation et la façon originale dont celle-ci se concrétise qui m’a donné envie de partager leur vision avec vous.
Citta Vritti : Vous proposez une formation de yoga avec une dimension engagée affirmée. Comment définiriez-vous un “yoga engagé” ?
Magali : Pour moi, ce n’est pas le yoga qui est engagé, l’association des deux ne me fait pas écho. Ce sont les personnes qui le transmettent qui le sont : c’est nous qui sommes engagées, et qui construisons une formation fondée sur nos valeurs citoyennes, dans le sens d’avoir une action dans cette société. Ce qui est engagé, c’est aussi la forme qu’on donne à notre formation, avec une pédagogie inspirée de l’éducation populaire, des méthodes de pédagogie active, des méthodes de l’éducation somatique. C’est une formation de yoga, enseignée par des personnes engagées.
Ananda : Oui, pour moi il est important de dissocier les deux termes. Et j’ajouterais à cela une réflexion. Le fait de parler “yoga engagé”, de “yoga citoyen”, voire de “yoga politique”, d’inventer encore un épithète pour qualifier le yoga, ce serait encourir le risque de créer un énième type de yoga et de s’enfermer dedans. Pour moi la question est plus simple: s’engager, c’est se laisser appeler par une conviction profonde, se laisser appeler par la vie. Je pense qu’il est impossible d’être dans le monde sans être engagé.e, quel que soit le domaine, dès que nous sommes dans la création, et nous le sommes tous.tes à un certain degré, on ne peut pas ne pas être engagé.e.s.
“Je crois que l’engagement est aujourd’hui à réinventer.”
La question alors, c’est comment on s’engage ? Quand je regarde le monde, je constate un désengagement collectif. Mais plutôt que simplement le constater ou de le déplorer, il faut prendre ce désengagement très au sérieux et essayer de le comprendre. Il arrive après un siècle d’horreurs, de barbaries fascistes, de promesses révolutionnaires non tenues… Il me semble difficile de s’engager aujourd’hui selon des modalités classiques de la lutte politique et du militantisme, et c’est presque une bonne nouvelle. Je crois que l’engagement est aujourd’hui à réinventer. Le grand défi c’est d’inventer un engagement sans maître, sans gourou, sans parti, sans direction toute tracée vers un rêve utopique… Si le yoga se laisse traverser par l’engagement à travers des femmes et des hommes, il faudra aussi accepter qu’il y aura une multiplicité de visions, de projets de solidarité et que ces différentes manières de concevoir l’engagement, même conflictuelles entre elles, sont nécessaires. Qu’elles ont toutes une nécessité puisqu’elles existent, elles mobilisent toutes une puissance, un désir de vivre. Concrètement, pour en revenir au yoga, nous sommes tous.tes déjà sorties d’une séance de yoga avec une réserve de vitalité, le corps rincé, et une joie très organique qu’on vit individuellement : ce serait une erreur de considérer que cela ne contribue pas à épaissir le tissu social. L’être humain n’est pas une île dans une île. Vivre c’est être engagé, et le yoga serait un catalyseur de vitalité.
CV. Ainsi, le yoga transformerait les individus et donc, la société ?
Magali : La pratique du yoga peut faire évoluer ou modifier notre perception, ce qui modifie notre manière d’être et d’agir, ce qui va peut-être se répercuter sur la société !
“Se demander qui nous sommes, qui agit quand on agit, bref, penser le sujet de l’agir, n’est-ce pas justement l’une des fonctions du yoga et de son corollaire, la méditation ?“
Ananda : On continue à penser en termes de dualité, comme s’il y avait deux choses séparées ! Cela nous renvoie à la vieille querelle entre ceux qui pensent que pour changer l’individu il faut d’abord changer la société (à travers la lutte politique et la prise de pouvoir) et ceux qui pensent que pour changer la société il faut d’abord changer les individus (par un travail de l’être humain sur soi-même). Ces deux positions extrêmes se trouvent en réalité sous l’emprise d’un même piège, celui de la pensée dualiste. Le militantisme classique continue à réfléchir en termes d’opposition “société/individu”, tout comme l’écologie classique continue à penser en termes d’opposition “nature/culture”… Il me semble qu’à l’origine de l’impuissance que l’on ressent quand on veut se mobiliser pour “changer les choses” se trouve une difficulté qui est en réalité d’ordre philosophique : “nous ne savons pas de quoi nous sommes faits”, comme le disait si bien Bruno Latour. Cette difficulté réside dans le fait de croire que l’être humain existe indépendamment de la pluralité de situations qu’il rencontre. Et bien, se demander qui nous sommes, qui agit quand on agit, bref, penser le sujet de l’agir, n’est-ce pas justement l’une des fonctions du yoga et de son corollaire, la méditation ? Il faut remettre en question voire déconstruire ces dichotomies qui ont fait tant de ravages : “l’individu dans le monde”, “l’être humain et son décor”, “moi et la société”…
Je pense que le yoga, dans la mesure où c’est une discipline qui nous aide à déconstruire l’idée moderne de l’individu isolé et à mettre en cause le mythe de la toute-puissance de la raison, peut effectivement contribuer, parmi d’autres formes d’engagement, à un projet de transformation (psycho)-sociale. C’est aussi en ça que le yoga nous aide : physiquement il y a une co-émergence entre “moi et la posture”, entre “moi et le monde”. Je pense que le yoga peut nous permettre de nous décadrer : il y a des moments où on fait des petits pas de côté, où le yoga nous fait voir les choses de façon radicalement différente et il faut se saisir de ces moments consciemment. C’est pour moi déjà une forme d’engagement. Plutôt que simplement se dire “ça fait du bien”, se demander “pourquoi ça fait du bien ?”. Parce que cela a permis de réfléchir hors cadre, à un imaginaire de s’ouvrir, à une nouvelle forme d’émerger…
Magali : Le yoga permet de saisir les choses par nos sens, de réaliser que nous faisons partie de ce que nous percevons, et ce que nous percevons fait partie de nous. Peut-être que ce mouvement, cette circulation est aujourd’hui un peu abîmée, et c’est peut-être là-dessus que le yoga peut nous aider.
Ananda : Il y a un anthropologue brésilien, Eduardo Viveiros de Castro, qui parle de “corps-perspective” : le corps est inséparable du point de vue dans lequel il se situe, le mode d’existence de chacun des êtres est donné par son corps. Tant qu’on aura pas dépassé cette difficulté philosophique, et cela passe par une expérience somatique, cela nous empêchera d’imaginer de nouvelles formes d’engagement politique. C’est pour cela que le corps tient une place centrale dans notre formation et dans notre engagement.
“Le yoga permet de saisir les choses par nos sens, de réaliser que nous faisons partie de ce que nous percevons, et ce que nous percevons fait partie de nous. “
CV. Est-ce que votre formation s’appuie sur les textes prémodernes de yoga pour porter certaines valeurs ? Est-ce que ceux-ci selon vous sont porteurs de valeurs émancipatrices ou subversives ?
Magali : Non, nous ne portons pas de discours sur le yoga. Notre position se traduit dans nos choix, dans notre manière d’envisager les choses : une formation sur le temps long (deux ans), un enseignement non-vertical, un pas de côté par rapport au culte du corps, de la performance physique.
Ananda : Je ne crois pas que le yoga ait une essence subversive ou émancipatrice. Tout d’abord, parce qu’il n’y a pas, me semble-t-il, une ”essence” du yoga. Chercher des valeurs “universelles” ou “authentiques” du yoga me paraît illusoire. On pourrait aussi tomber dans un autre écueil, celui de projeter nos propres idées sur la “libération”, thème discuté pendant des siècles par les différentes écoles philosophiques en Inde. Je considère plutôt que, lorsque certains textes fondateurs du yoga sont lus et analysés dans une perspective historique et désorientalisante, (c’est-à-dire, non-romantisée, sans vouloir y trouver à tout prix ce que nous voulons leur faire dire), que nous nous autorisons à sortir de nos propres catégories de pensée et à oser nous saisir de notre propre intelligence, cela porte déjà un germe subversif. Je ne cherche pas à faire des ponts, des transpositions entre l’engagement et les textes. Je ne tire pas ma légitimité du passé, d’une approche du yoga qui serait plus “vraie”. Je tire ma légitimité du fait d’être au plus proche des recherches universitaires sur le yoga, actualisées et mises à la portée de toutes et de tous. Par ailleurs j’assume aussi que j’introduis des éléments nouveaux dans mon enseignement, qui ne se trouvent dans aucune tradition du yoga, comme la réflexion sur le corps développée au XXe siècle dans le cadre de la philosophie (Maurice Merleau-Ponty) et de l’anthropologie (Philippe Descola), mais qui nous donnent accès, en tant que praticiens et enseignants de yoga, à des approches absolument passionnantes de la corporéité et du vivant, capables de nous ouvrir à d’autres manières possibles d’habiter le monde.
“Je ne crois pas que le yoga ait une essence subversive ou émancipatrice.”
Pour résumer, mon objectif c’est d’accompagner dans leur recherche ceux et celles qui souhaitent se questionner pour sortir d’une approche consumériste du yoga…. mais il serait prétentieux de ma part de dire ce que les gens devraient faire ou pas faire ensuite. Cela leur appartient entièrement !
CV. Vous appuyez la dimension émancipatrice de votre formation notamment sur vos méthodes de transmission : pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le sujet ?
Ananda : depuis le début, Magali et moi partageons la conviction que tout acte éducatif, l’acte d’enseigner, est un acte politique. Mais pour qu’un enseignement soit réellement au service de l’émancipation, il faut une certaine attitude de la part de l’enseignant. Dans ce sens, je suis personnellement inspirée par l’expérience d’un personnage étonnant, Joseph Jacotot, qui voyait dans l’éducation un moyen d’émanciper les individus à condition que le professeur réussisse à mettre ses élèves en position d’apprendre par eux-mêmes. D’où notre intérêt par les pédagogies actives et notre désir que les enseignant.e.s formé.e.s à Satya Yoga sortent de cette formation en ayant non seulement les compétences techniques nécessaires dans l’exercice de leur métier, mais aussi une solide culture du débat et une forme de distance critique vis-à-vis de leur pratique. J’espère apporter mon expérience à Satya Yoga pour contribuer à créer un espace propice à développer une attention et une sensibilité au corps particulières, non pas un endroit où l’on vient chercher des savoirs définitifs. Co-créer avec les élèves un espace de circulation entre la pratique et la théorie où pourraient émerger des perspectives sur le yoga nouvelles, des méthodes de travail nouvelles.
Magali : ce que nous avons voulu faire au sein de notre formation et qui nous tient à cœur, c’est de considérer l’apprenant comme au cœur de son apprentissage. D’offrir une formation qui permette de s’émanciper de certains freins, de se libérer de certains moments où on n’ose pas faire les choses parce qu’on ne s’en sent pas capable, d’inviter à aller chercher en soi les ressources, les outils qu’on a déjà utilisés dans nos sphères sociale, familiale, professionnelle… Nous avons tous.tes déjà été en situation de transmission, que ce soit avec un.e nouvel.le arrivant.e dans le milieu professionnel, ou en apprenant à quelqu’un une recette de cuisine. Ça, c’est pour l’aspect pédagogique, mais c’est pareil pour l’anatomie. Pour comprendre le corps, nous pouvons nous appuyer sur le fait que nous avons tous.tes déjà vécu le mouvement : on bouge, on marche, on vit ! Nous souhaitons mettre en avant ce que les apprenant.e.s apportent avec elleux comme vécu, comme expériences de vie, comme relations, comme transmission, afin de leur donner confiance, et peut-être qu’ils puissent se libérer de la crainte et de la peur de ne pas savoir. Je crois que c’est vraiment un acte citoyen et engagé. Plus on donnera confiance aux gens dans leur capacité à être, à agir et à comprendre, plus on mettra en avant leur intelligence, leur manière d’agir et de concevoir les choses, plus la société pourra changer dans le bon sens. C’est peut-être un peu utopique mais je pense que c’est avec des utopistes qu’on fait avancer le monde !
CV. Au nom de quoi vous semble-t-il important de proposer une formation citoyenne aujourd’hui ?
Ananda et Magali : Je ne pourrai pas faire autre chose !
Magali : C’est une façon pour moi d’être juste dans ma posture d’enseignante : de proposer une pratique corporelle et créatrice différente, de sortir de la dissonance vis à vis de l’industrie du yoga, de sortir aussi d’un enseignement calqué sur le modèle universitaire, avec des cours magistraux et des devoirs à rendre, pour laisser la place à toutes les intelligences et les différentes manières de s’exprimer et s’autoriser à rencontrer la différence. Un.e apprenant.e, même s’il ou elle n’est pas à l’aise avec l’écriture ou la rédaction, si on reprend l’exemple du mémoire, n’en est pas moins intéressant.e et peut certainement développer d’autres manières pour partager ses réflexions. Et ce, afin d’être au plus proche de l’ensemble des personnes qui forment notre société.
“C’est une façon pour moi d’être juste dans ma posture d’enseignante : de proposer une pratique corporelle et créatrice différente, de sortir de la dissonance vis à vis de l’industrie du yoga”
Ananda : Mes parents étaient professeurs de yoga pendant la dictature de Franco, en Espagne. A cette époque il y avait très peu d’ouvrages disponibles sur le yoga et ceux qui circulaient le faisaient dans la clandestinité. Si je vous raconte ça c’est pour illustrer à quel point le yoga était pour moi culturellement associé à la lutte pour la liberté et la transformation sociale. Bien sûr, nous ne vivons heureusement pas sous un régime dictatorial, et je ne pense pas qu’il s’agisse de retourner à l’époque des hippies et de la contre-culture! J’ai tout simplement constaté, depuis que j’ai commencé à enseigner le yoga, que le yoga a connu des transformations profondes qui m’ont beaucoup interrogée, voire avec lesquelles je ne me sentais plus en phase. Je me suis rendue compte que l’immense diversité de traditions yogiques leur permettaient d’être mises au service d’un large nombre de normes socio-culturelles et d’engagements politiques (parmi lesquelles les logiques marchandes capitalistes les plus féroces et néo-libérales et l’instrumentalisation du yoga par l’extrême droite hindoue). Donc, je me suis demandée, comment rester fidèle à moi-même dans la transmission du yoga et renouer avec une dimension plus engagée du yoga ? Former d’enseignants de yoga capables de s’interroger sur la fonction qu’ils aimeraient occuper, en tant que citoyens et citoyennes, dans la société, capables de réfléchir à comment ils pourraient contribuer à épaissir le tissu social, à renforcer les liens sociaux, est devenu ma manière de m’engager. Certes on ne sort pas de Satya Yoga avec une baguette magique, ni avec une “recette”, heureusement ! Mais on en sort probablement plus “politisé”, dans le sens le plus noble du terme, c’est-à-dire loin de tout clivage partisan et de toute quête de pouvoir. Ce n’est pas le pouvoir qui m’intéresse mais la puissance, redonner confiance à chacun et à chacune en sa propre “puissance d’agir”, pour reprendre cette belle expression de Spinoza. Cela, me semble-t-il, a fait écho avec la demande de Magali. Et je pense que si elle s’est tournée vers moi c’est aussi parce que je porte cet engagement dans mon approche de la pratique et de l’enseignement du yoga. Donc, on s’est bien trouvées!
CV. Pensez-vous que le yoga peut changer le monde ?
Magali : Non, mais est-ce-que les hommes et les femmes qui pratiquent le yoga pourraient avoir une action qui pourrait éventuellement changer quelque chose dans ce monde ? Peut-être que oui, je ne sais pas !
Ananda : Je suis d’accord, c’est une belle clôture Magali !
Pour en savoir plus sur la formation proposée par Satya Yoga , rendez-vous ici : https://satya-yoga.fr/satya-yoga-formation/
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