Nour, le yoga comme vecteur d’inclusion sociale

Cet entretien s’inscrit dans une série d’articles autour du yoga et de l’engagement. Aujourd’hui, de nombreuses initiatives naissent pour porter un enseignement et des représentations du yoga qui se veulent différents de ceux portés par l’industrie du yoga et du bien-être. De cette vocation commune découle une diversité d’approches, qui mettent l’accent sur différents enjeux : inclusivité corporelle des cours, alliance entre militantisme et pratique, travail actif pour accueillir des publics en situation de précarité, pédagogies émancipatrices… Avec ces entretiens, Citta Vritti souhaite donner la parole à celleux qui œuvrent pour imaginer d’autres façons de transmettre le yoga, en prise avec les enjeux de société.

Aujourd’hui nous donnons la parole à Faustine Caron, fondatrice et présidente de l’association Nour. J’ai rencontré Faustine car nous avons suivi la même formation à l’enseignement du yoga de Muriel Adri, à un an d’écart. Nour est née du souhait de rendre accessible le yoga à destination de publics dits en situation de précarité. Pour Faustine, il semblait absurde et impensable de réserver les bienfaits de cette pratique, si accessible à de multiples égards, au public aisé qui fréquente habituellement les studios de yoga. Elle nous raconte dans cet entretien ce que signifie concrètement pour elle d’œuvrer à proposer un yoga accessible au plus grand nombre.

Citta Vritti : Bonjour, peux-tu te présenter pour nos lecteurices et nous raconter ta rencontre avec le yoga ?
Photo de Faustine Caron

Faustine Caron : Je m’appelle Faustine, j’ai 32 ans. J’ai fondé et je préside l’association Nour, qui œuvre à l’inclusion sociale par le yoga. Je suis née à Nantes, j’ai pratiqué plus jeune l’équitation à haut niveau et en arrivant pour mes études à Paris en 2012, j’ai dû arrêter. C’est à cette occasion que j’ai rencontré le yoga. Je pensais à l’époque que c’était une pratique réservée aux personnes âgées ! J’ai pratiqué dans un petit studio de quartier dans le 14e, avec une professeure qui s’appelle Yoko. Je travaillais dans le luxe, j’étais déprimée par la vie d’adulte. A la fin des cours de yoga, je me sentais tellement bien, tellement apaisée, et je me souviens m’être dit “c’est possible sur terre de se sentir comme ça !” C’était tellement en décalage avec mon état au quotidien. Le yoga est resté un pilier dans ma vie d’adulte et ma vie active. Dans les studios dans lesquels je pratiquais, il y avait pas mal de mixité et je pensais que c’était ça le milieu du yoga ! 

“Comment est-ce possible que seul un public aisé ait accès à une pratique aussi bénéfique alors qu’elle ne demande aucun matériel particulier ?”

Après un tour du monde à 25 ans au cours duquel j’ai expérimenté des pratiques de yoga très variées en fonction des endroits où j’étais, j’ai souhaité me former. A l’époque il n’y avait pas une telle concurrence au niveau des formations, je me suis tournée vers celle que proposait Muriel Adri. Je voulais surtout explorer la pratique et pas forcément enseigner de façon professionnelle. A cette occasion j’ai commencé à fréquenter pas mal de studios parisiens, et j’ai réalisé que ma première expérience de diversité au sein des cours de yoga était loin d’être la règle à Paris ! Je ne me suis pas sentie du tout à ma place dans ces studios parisiens à la mode, alors même que je suis on ne peut plus dans la norme des populations qui fréquentent habituellement ces lieux ! Mais leur côté “luxe” me faisait me sentir mal habillée, mal dans ma peau, bref, pas à ma place. Je ne me voyais pas du tout enseigner dans ce genre d’endroits. C’est à ce moment-là que ma réflexion autour de la création de Nour à commencé à émerger. Je me demandais comment c’était possible que seul ce type de public, c’est-à-dire un public aisé, CSP+ (catégorie socioprofessionnelle supérieure, Ndlr) ait accès à une pratique aussi bénéfique alors qu’elle ne demande aucun matériel particulier, un tapis et basta !

CV. Comment en es-tu venue à créer Nour ?

FC. J’ai personnellement grandi dans un milieu militant, avec des parents engagés, notamment auprès de personnes en situation d’exil, qui se sont investis dans la jungle de Calais, qui accueillent des personnes migrantes chez eux. A la fin de ma formation, j’ai donné un cours de yoga à l’occasion d’un week-end familial, il y avait de tous les âges, ma grand-mère qui est handicapée, des enfants, ma mère en surpoids, des personnes migrantes qui résidaient à l’époque chez mes parents. Au début tout le monde se marrait, faisait n’importe quoi, puis petit à petit, ils sont rentrés dedans pour finalement s’apaiser en savasana. C’était un moment magique, et je me suis dit, ils sont tous dans des parcours de vie, des conditions physiques tellement différents, mais là sur le tapis l’espace de quelques instants, ils sont tous au même endroit, indépendamment de leurs particularités.

J’ai déposé les statuts de l’association en juillet 2019, bossé à temps partiel sur le projet pendant deux ans, j’ai quitté mon CDI en janvier 2021, j’ai continué à travailler à mi-temps sur l’association en cumulant avec du freelance, puis je me suis mise à plein temps sur l’association en septembre 2022. C’est encore tout récent et notre économie est encore fragile.

CV. En quoi selon toi le yoga peut être un vecteur d’inclusion sociale ?

FC. Il peut l’être pour plusieurs raisons. C’est d’abord une activité physique qui peut être accessible d’un point de vue matériel : pas besoin d’un local, de matériel spécifique, de vêtements particuliers. C’est également une pratique qui peut être accessible physiquement, on n’a pas forcément besoin d’être en bonne forme physique contrairement à d’autres pratiques par exemple plus cardios. C’est selon moi une pratique où, peu importe ton parcours, tu vas pouvoir potentiellement te retrouver au même niveau sur le tapis, que tu sois en parcours d’exil ou que tu sois un Jean-Jérôme du 16eme (arrondissement de Paris, Ndlr) ! A mon sens, il n’y a pas beaucoup de marqueurs sociaux significatifs relatifs à la pratique. C’est aussi une pratique non compétitive, qui met de côté la performance et qui porte le message que chacun fait comme il peut.

Cours à la Halte femmes au Carreau du Temple
CV. A quels publics s’adressent les cours de Nour ?

FC. Les cours de Nour s’adressent à des personnes en situation de vulnérabilité au sens large, c’est-à-dire aux personnes qui n’ont pas accès à l’offre de yoga classique que ce soit d’un point de vue financier, culturel ou social. En France il y a 10 millions de personnes précaires, donc ça peut-être aussi bien des personnes qui ont des emplois précaires, que des seniors isolés, que des femmes victimes de violence, des personnes sans domicile fixe, des adultes handicapés dont l’allocation s’élève au maximum à 900 euros par mois, des personnes en situation d’exil (500 000 personnes en France), des personnes suivies dans des centres médico-sociaux, des enfants accompagnés par l’Aide sociale à l’enfance (ex-Ddass, Ndlr).

Nous intervenons principalement au sein d’établissements qui accueillent des publics en situations de précarité : ESAT (établissement et service d’aide par le travail, Ndlr), maisons de santé, centres d’hébergement d’urgence, centres d’hébergement et de réinsertion.

On propose également des cours ouverts à toustes, qui n’ont pas lieu dans des établissements en particulier, et qui sont aussi bien destinés à des bénéficiaires d’accompagnement social qu’à des personnes qui ont accès à l’offre classique de cours de yoga. Les personnes en situation de précarité ont connaissance du cours via les institutions qui les accompagnent, via notamment les travailleurs et travailleuses sociaux. On propose ainsi une quinzaine de cours de ce type à Nantes, Paris, Strasbourg et Marseille.

“Le yoga est une pratique non compétitive, qui met de côté la performance”

CV. Quel(s) obstacles les empêchent habituellement d’avoir accès à des pratiques de bien-être comme le yoga ?  

FC. On pense souvent prioritairement à la barrière financière, mais elle est loin d’être la seule ! Je dirai qu’elle vient même en dernier. J’identifie trois barrières : sociale, physique et financière. Et la question financière se pose une fois que les deux premières ont été traitées. La première étape est la barrière sociale : vais-je me sentir accueilli.e et bien ? Ça passe par plein de choses très simples mais qui permettent d’accueillir dignement les participant.e.s : trouver un endroit accessible, qui ne soit pas aseptisé et luxueux (comme la plupart des studios de yoga), porter un regard neutre sur les participant.e.s (je dis cela car ma grand-mère étant handicapée, je connais le poids des regards qui ont été posés sur elle et qui finissent par pousser au repli), se souvenir des prénoms des participant.e.s, faire des retours sur leurs progrès. 

La barrière physique est aussi importante : il s’agit de proposer des cours très simples d’un point de vue postural, des étirements, des respirations, quelques mouvements doux… Parfois vu de l’extérieur, on pourrait se demander si c’est vraiment du yoga, mais peu importe.

Cours avec les associations La Cloche et Aurore, à destination de personnes sans domicile fixe
Cours avec les associations La Cloche et Aurore

CV. Et pour la barrière financière ?

FC. 95% des personnes qui pratiquent avec Nour sont des personnes en situation de précarité. Notre objectif est de faire reposer les prix des cours sur différents acteurs, hormis ces personnes-là. Environ 400 personnes viennent à nos cours par semaine, et 350 ne sont pas en mesure de payer. J’entends souvent des débats selon lesquels si un cours est gratuit, les gens ne s’engagent pas : personnellement, ça ne m’intéresse pas, ce n’est vraiment pas le sujet pour des publics qui sont tellement abîmés par la vie. Donc les cours sont gratuits pour eux.

Le coût est donc majoritairement porté soit par les établissements d’accueil, soit par l’Etat via des subventions, soit par des fondations privées. Les personnes non précaires qui viennent à nos cours ouverts au public peuvent contribuer librement, mais nous ne vérifions pas qui est précaire ou pas. Il est également possible de faire des dons à l’association en tant que particulier. Le gros de notre travail c’est de la recherche de financement ! Notre enjeu c’est de pouvoir prendre en charge la rémunération des professeur.e.s qui interviennent.

Pour le moment cela reste relativement précaire, nous les rémunérons en dessous des prix du marché, 30 euros de l’heure. Certain.e.s de nos professeur.e.s ont une activité autre que l’enseignement du yoga et sont bénévoles pour Nour. La grande majorité est rémunérée à un petit prix. 

Les personnes qui sont enseignant.e.s à plein temps ont du mal à s’impliquer dans Nour car le métier de professeur.e.s de yoga est déjà tellement précaire. Notre objectif est que tout le monde puisse vivre correctement, tant les professeur.e.s prestataires que les salariés de Nour. Notamment parce qu’un engagement bénévole n’est pas toujours évident à tenir sur le long terme et qu’il est important pour nous de sécuriser des professeur.e.s sur le long terme, car cette régularité est importante quand on s’adresse à des publics fragiles.

“Pas de positivité toxique, pas d’yeux fermés, des séquences simples, des mouvements décortiqués… on veut faire du cours un moment joyeux”

CV. Justement, en quoi votre approche des cours de yoga diffère de celle trouvée dans les cours en studio ?

FC. Le studio tel qu’on le connaît à Paris, par ce qu’il représente, est une véritable barrière à l’accueil de publics plus précaires, et ce malgré la proposition de certains cours moins chers ou les discours “inclusifs”. Nous avons décidé avec Nour de prendre le sujet dans l’autre sens : proposer des cours d’abord adaptés aux publics plus précaires, puis de les ouvrir à des personnes qui ont accès à l’offre classique de yoga. C’est à elles et eux de s’adapter.

Les professeur.e.s qui veulent enseigner chez Nour passent un cours test, sur leur enseignement du yoga mais surtout sur leur capacité d’adaptation, d’accueil. Il faut savoir que les cours ne se passeront pas forcément dans le silence, qu’il peut y avoir du va et vient… On travaille avec des professionnels qui connaissent les différents publics auxquels nos cours s’adressent, des psychologues, des travailleurs sociaux, des kinés, qui nous aident à construire des cours adaptés aux différents publics. On dispose également d’une plateforme d’échange interne pour que les professeur.e.s puissent discuter des sujets qu’ils ou elles ont pu rencontrer, se donner des conseils…

Cours de yoga parents-enfants dans le 19e arrondissement de Paris
Cours de yoga parents-enfants dans le 19e arrondissement de Paris

Globalement notre enseignement est apolitique et areligieux. On évite toute pratique potentiellement fragilisante : pas d’yeux fermés, pas forcément pieds nus, respect des tenues des pratiquant.e.s quelles qu’elles soient. Pas de positivité toxique, on fait attention aux visualisations qu’on propose, car l’évocation d’une plage ou de la mer peut réveiller des traumatismes chez certains publics qui ont par exemple traversé la Méditerranée. Les séquences sont très simples, les mouvements décortiqués : pour certaines personnes, comme les femmes victimes de traite, nommer une zone du corps ne fonctionne pas car pour survivre à ce qu’elles subissent elles sont souvent dans un état de dissociation totale avec leur corps.

Il n’est pas non plus question d’être dans le pathos, d’être dans une attitude compassionnelle un peu malsaine, de les considérer comme des personnes fragiles. Au contraire, notamment pour les publics souffrant de syndrome du stress post-traumatique comme par exemple les femmes victimes de violences sexuelles ou de traite, les personnes en situation d’exil, on veut faire du cours un moment joyeux. On est toujours dans le mouvement, on ne laisse pas de silence, on met de la musique. 

Nous ne sommes pas des thérapeutes ou des médecins, on ne pose pas de questions personnelles aux pratiquant.e.s sur leur vécu. S’ils ou elles veulent en parler, on écoute bien sûr, mais ça s’arrête là.

“Si nous privilégié.e.s on ne se mobilise pas pour donner de notre temps, qui a la possibilité de le faire ?”

CV. Comment échapper au syndrôme du white savior (sauveur blanc) ?

FC. J’ai le souvenir d’une rencontre organisée par une association qui accompagne des personnes demandeuses d’asile, entre personnes exilées et personnes qui les parrainent. Certaines activités proposées, comme du chant à deux, ont semblé infantilisantes à certains participants extérieurs. Mais j’en retiens qu’à la fin de la journée, on était sortis de notre entre-soi. Oui, j’ai conscience des différences de classe entre professeur.e.s et bénéficiaires, mais si nous privilégié.e.s on ne se mobilise pas pour donner de notre temps, qui a la possibilité de le faire ? Évidemment qu’on ne va pas révolutionner la vie des gens, mais on peut leur proposer une respiration. Ceci étant, en plus des formations qu’on propose, des professeur.e.s assistent régulièrement aux cours d’autres professeur.e.s, ce qui permet de faire des retours si on constate qu’il y a des soucis dans la façon de s’adresser aux participant.e.s. En réalité pour le moment nous n’avons pas été confronté.e.s à la question car les personnes qui sont intéressées par l’enseignement chez nous ont souvent déjà abordé ces questions via d’autres engagements associatifs.

CV. Quels retours avez-vous sur les cours que vous proposez ?

FC. Souvent les publics auxquels on s’adresse ne savent pas ce qu’est le yoga, donc il n’y a pas cette barrière de “c’est un truc de Los Angeles” ! Les retours des pratiquant.e.s sur des impacts sociaux, au-delà du côté “je me sens bien”, sont ce qui me touche profondément et ce qui me scotche le plus. On a par exemple une personne qui nous a dit que depuis qu’elle pratiquait elle ne tapait plus ses enfants. Une autre, qui avoue à Marwa, une travailleuse sociale, que “depuis qu’elle fait du yoga, elle est copine avec des gens comme elle”, comprendre des personnes de la communauté maghrébine.

Ce n’est pas tant le yoga ou Nour que le fait d’avoir ses espaces où on prend soin de soi, où on respire, où on crée du lien.

CV. Comment nos lectrices et nos lecteurs pourraient-ils soutenir vos actions ?  

FC. Pour les pratiquant.e.s, la meilleure façon de soutenir c’est de venir participer à nos cours grand public qui sont à prix libre à Paris, Marseille, Strasbourg, Nantes.

Les professeur.e.s qui veulent enseigner pour Nour sont aussi les bienvenu.e.s : il suffit d’adhérer à l’association, de passer un cours test, puis de suivre le parcours de formation interne. 

Enfin, on reste une association encore assez précaire, et vous pouvez nous soutenir via des dons.

“Avec moins de haine, on pourrait faire tellement plus ensemble, créer des choses qui nous permettront de survivre dans un monde qui est en train de cramer.”

CV. Penses-tu que le yoga changera le monde ?

FC. Je n’ai pas la prétention de dire que le yoga changera le monde plus qu’autre chose, on est pas meilleur.e.s que les autres nous pratiquant.e.s de yoga… Mais c’est sûr que c’est une pratique qui crée tellement de paix, tellement d’apaisement, tellement de bien-être physique et mental, qu’on peut espérer qu’à force de la pratiquer, on attise moins la haine. Et qu’avec moins de haine, on pourra faire tellement plus de choses ensemble, se réunir, pour créer des choses qui nous permettront de survivre dans un monde qui est en train de cramer.

Cours ouvert à toustes, avec l’association Cycl’avenir

Pour soutenir Nour, rendez-vous sur leur site web. Pour suivre l’actualité de l’association, abonnez-vous à leur compte Instagram.

Une réponse à “Nour, le yoga comme vecteur d’inclusion sociale”

  1. Avatar de Laurence Marboeuf
    Laurence Marboeuf

    Waouh, merci! C’est exactement ce que je veux faire à Rennes avec des cours de Pilates que j’espère transmettre avec ces mêmes intentions. Vous me motivez pour passer à l’acte! Je viens de terminer “Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme” qui m’a fait grand bien!

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