Parmi les grandes figures du 20e siècle qui ont permis la diffusion et la popularisation du yoga postural en Occident, on cite souvent Krishnamacharya et ses disciples Patthabi Jois, B.K.S Iyengar, T.K.V Desikachar, ou encore swami Sivananda et ses disciples, comme André Van Lysbeth. Mais on oublie souvent une autre disciple de Krishnamacharya, à la vie absolument fascinante, qui contribue grandement à populariser le yoga postural aux Etats-Unis (et ailleurs !) notamment en l’enseignant aux célébrités d’Hollywood : Indra Devi.
La première étrangère disciple de Krishnamacharya
Née Eugénie Peterson en 1899 à Riga, alors territoire de l’empire russe, celle qui se renommera Indra Devi lors de son arrivée en Inde découvre le poète et philosophe bengali Rabindrabath Tagore au cours de son adolescence. C’est le début de sa fascination pour la culture indienne et pour l’Inde. Danseuse et actrice à Berlin, elle pose pour la première fois ses valises en Inde en 1927, après avoir accepté la demande en mariage d’un banquier allemand, à condition qu’il lui permette de voyager en Inde d’abord. Après trois mois de voyage, elle rompt ses fiançailles et vend tout ce qu’elle possède pour aller s’installer à Madras, l’actuelle Chennai.
Fréquentant les cercles de la Société Théosophique, elle se lie d’amitié avec Jawaharlal Nehru, alors militant pour l’indépendance de l’Inde et futur premier ministre de l’Inde indépendante. Elle joue dans un film indien sous le nom d’Indra Devi en 1930, l’année où elle épouse un diplomate tchèque à Mumbai. Elle s’intéresse de plus en plus au yoga postural, fascinée par les démonstrations publiques de Krishnamacharya dans lesquelles il parvient à arrêter ses battements de cœur. C’est avec réticence que Krishnamacharya accepte d’enseigner le yoga à une femme étrangère, et c’est suite à l’intervention du Raj de Mysore, son employeur, qu’il finira par céder : Indra Devi devient ainsi la première femme étrangère à étudier le yoga avec lui. Réputé pour sa sévérité (dont B.K.S Iyengar garde des souvenirs amers), Krishnamacharya soumet Indra Devi à un régime ascétique strict, testant ainsi sa détermination.

Et le yoga arrive sur Sunset Boulevard…
A la fin des années 30, son mari est muté en Chine, et Krishnamacharya demande à Indra Devi d’y diffuser le yoga, ce qu’elle s’emploiera à faire, initiant la transmission du yoga postural dans l’empire du milieu. Suite à la mort de son mari, et la reprise de la guerre civile en Chine en 1946, Indra Devi s’exile en Californie en 1947. Forte de son expérience mondaine comme femme de diplomate, elle se lie rapidement avec des personnalités comme l’auteur Aldoux Huxley ou Jiddu Krishnamurti, qui l’introduisent aux cercles californiens férus de spiritualité, avec un penchant orientaliste. Sa rencontre avec Paul Bragg, conseiller des stars de cinéma et précurseur des gourous du bien-être et de la santé naturelle qui pullulent aujourd’hui, achève son introduction dans un Hollywood alors en plein âge d’or. Indra Devi ouvre son studio de yoga en 1948 sur le célèbre Sunset Boulevard, et compte parmi ses élèves de nombreuses stars de l’époque, comme Greta Garbo, Gloria Swanson ou Eva Gabor, mais aussi à Elizabeth Arden, à la tête de l’entreprise d’instituts de beauté et de cosmétiques éponyme.

Le yoga comme élixir de jouvence et remède au stress
Elle enseigne exclusivement un yoga postural, fondé sur les pranayama (respiration) et les asana (postures). Elle considère en effet que les enseignements spirituels sont l’apanage des gourous indiens. Une forme d’humilité face à l’enseignement d’une tradition spirituelle étrangère, ou au contraire une aseptisation du yoga, réduit à une forme d’exercice dépouillé de toute référence à ses fondements spirituels ? Le débat reste ouvert. Le chercheur Elliott Golberg, qui consacre quelques chapitres de son livre The Path of Modern Yoga (2016, éditions Inner Traditions) aux transformations du yoga introduites par Indra Devi, analyse son succès comme le résultat de sa reformulation du yoga comme « un secret de beauté, un élixir de jouvence, et un stimulateur de santé » (p.352), destiné à un public majoritairement féminin. A une époque où la gymnastique dite masculine visait à renforcer les biscotos et la vigueur de ces messieurs pour en faire des parangons de la virilité, l’essor de gymnastiques dites féminines souhaitaient, elles, rendre ces dames plus belles et plus gracieuses (a-t-on vraiment évolué depuis ? vous avez 4h). Indra Devi, à travers ses ouvrages comme Forever Young, Forever Healthy (1953) ou encore Yoga For Americans (1959), présente le yoga comme une méthode douce et naturelle pour combattre le vieillissement, comme un secret de beauté et de santé holistique avec pour preuve, les célébrissimes icônes d’Hollywood qui sont ses élèves. Elle contribue ainsi à sa popularisation en Occident comme une discipline destinée aux femmes, alors qu’en Inde, elle reste encore à l’époque majoritairement l’apanage des hommes. Par ailleurs, dans des sociétés encore traumatisées par les horreurs de Seconde Guerre mondiale et déjà plongées dans la Guerre Froide, en plein cœur de « l’ère de l’anxiété »[1], Indra Devi présente également le yoga comme une technique de relaxation destinée à lutter contre le stress et la dépression.

Un yoga au service de l’ego ?
Reformulant ainsi les objectifs du yoga de libération spirituelle pour en faire une discipline corporelle visant la santé, la jeunesse, la beauté et le bien-être à destination d’un public américain, elle contribue significativement à l’essor du yoga aux Etats-Unis et en Occident. Ce yoga qu’elle souhaite dépouillé du folklore ésotérique qu’on lui prête à l’époque, est en effet davantage à même de conquérir un large public qui « souhaite se transformer… mais pas trop» (ibid, p.355). Elliott Goldberg affirme ainsi dans son ouvrage que les enseignements d’Indra Devi consacrent une conception du yoga comme une méthode non plus pour dépasser le sens du « moi » comme c’est le cas dans les textes du yoga prémoderne, mais comme une pratique qui au contraire viendrait renforcer l’ego. En présentant le yoga comme un secret de vitalité, de jeunesse et de sérénité, elle serait la pionnière de la définition du yoga la plus commune de nos jours : celle d’une technique douce de lutte contre le stress, de santé holistique, d’adaptation individuelle aux aléas de l’existence. Ainsi, dans l’introduction de son livre Renew Your Life Through Yoga, intitulée « Anxiété : le problème de notre époque », elle compare l’apprentissage du yoga pour la préservation de sa santé mentale à l’apprentissage de la natation pour éviter de se noyer. M’est avis qu’à l’époque, mettre fin à la menace d’un anéantissement nucléaire aurait pas mal détendu les gens aussi, mais enfin le yoga c’est pas une mauvaise idée non plus.
Une définition du yoga passée à la postérité
Ainsi, l’enseignement d’Indra Devi peut être considéré tour à tour comme une adaptation ingénieuse et pragmatique du yoga aux préoccupations d’un public qui recherche avant tout l’épanouissement et la sérénité dans ce monde, loin d’une quelconque quête de transcendance ou de libération spirituelle, ou comme une hérésie, voire une trahison, des enseignements du yoga comme voie sotériologique, c’est à dire de libération spirituelle. Elle n’est bien sûr ni la première ni la dernière à opérer une reformulation des objectifs et des enseignements des yoga dans cette période charnière qui court de la fin du 19e à la première moitié du 20e siècle, qui verra le yoga être exporté en dehors des frontières de l’Inde, puis reformulé, adapté, et approprié, par différents acteurs indiens et / ou européens, pour se fondre et être fondu dans les préoccupations et attentes de nouveaux publics et de nouvelles époques. Hérétique ou pas, il n’en reste pas moins que la reformulation du yoga de la « First Lady of Yoga » comme une technique corporelle de relaxation destinée à apaiser le stress fera largement autorité dans l’acception commune de ce qu’est le yoga aujourd’hui.
[1] W. H. Auden, The Age of Anxiety: A Baroque Eclogue, 1947
Pour aller plus loin :
Elliott Goldberg, The Path of Modern Yoga, Editions Inner Traditions, 2016
Michelle Goldberg, The Goddess Pose: The Audacious Life of Indra Devi, The Woman Who Helped Bring Yoga to the West, Corsair, 2016
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