Rendre le Mahabharata accessible avec Laura Arley

Professeure de yoga à Toulouse désormais installée au Mexique, Laura Arley vient de publier Histoire du Mahabharata, une philosophie du yoga aux éditions des Equateurs, livre dans lequel elle a sélectionné et commenté de façon accessible 34 histoires tirées du Mahabharata, la grande épopée de l’Inde. Passerelle entre les époques et les traditions, sa plume moderne accompagnée des dessin oniriques de l’illustratrice Marion Blanc nous permettent d’accéder à ce grand récit mythique au sein duquel même les plus novices trouveront un écho certain.

Histoire du Mahabharata est l’aboutissement d’un rêve un peu fou : celui qu’avait Laura de transformer une partie de son podcast Histoires de yoga (2 saisons, 69 épisodes) consacré aux grandes épopées indiennes du Mahabharata et du Ramayana, en livre. Une entreprise loin d’être simple puisque le récit du Mahabharata nous conte la grande histoire de l’Inde à travers une guerre fratricide, originellement en 100 000 vers, soit 10 000 pages ou 18 livres (l’équivalent de trois fois la Bible). L’un des récits les plus longs de l’histoire de l’humanité et dont la rédaction même s’étalerait sur une période d’environ 700 ans (entre le 4e siècle avant notre ère et le 3e siècle après notre ère).

De façon à la fois ludique et accessible, Laura Arley sélectionne et raconte ces histoires du Mahabharata, où les récits s’imbriquent comme des poupées russes et au sein desquels les personnages légendaires se multiplient et les intrigues s’entremêlent. Entre dilemmes, trahisons, violence, amour, quêtes, défis, questionnements intérieurs et conflits cosmiques à la Game of Thrones, ce joli livre dépoussière et réactualise ce récit mythique vieux de plus de 2000 ans qui signa l’avènement du Kali Yuga, l’âge sombre dans lequel nous sommes encore plongés aujourd’hui selon la cosmogonie hindoue.

Citta Vritti  | Les histoires contées dans le Mahabharata sont intemporelles : laquelle te parle le plus à l’époque actuelle ?

Laura Arley | J’ai toujours eu une fascination pour l’histoire de Karna. Ce sixième Pandava, fils de la princesse Kunti et du dieu du soleil Surya, a été abandonné à la naissance et se retrouve en marge de la société, élevé par un charretier. Le personnage est très attachant car il n’a jamais trouvé sa place ni pu se définir autrement que par ce que les autres disaient de lui, tributaire des jugements et du mépris même de son propre clan.

Le jour où il retrouve à combattre ses propres frères sans le savoir sur le champs de bataille de Kurukshetra, son char s’enfonce dans une ornière et il oublie la formule magique censée lui venir en aide. Bien en amont de cette scène qui signe sa mort, on sait que Karna avait trop pressé la terre pour donner du lait à une jeune fille et faisait l’objet d’une malédiction selon laquelle il oublierait toutes ses connaissances le jour où il en aurait le plus besoin.

D’une certaine manière il se retrouve face à une destiné intimement liée à la terre. Et je trouve que l’on est tous plus ou moins comme Karna dont l’histoire nous raconte notre relation avec la terre, avec l’environnement dans lequel nous vivons. Je me demande même si l’on est pas à un certain moment de notre histoire où l’on est arrivé tellement loin que l’on pourrait se retrouver coincés par la terre, prisonniers, un peu comme pendant la pandémie de Covid.

L’histoire de Karna illustrée par ©Marion Blanc. “Comme (Karna) nous avons utilisé les ressources de cette Terre. Nous l’avons prise dans nos mains et l’avons pressée très fort pour nourrir nos semblables, sans nous préoccuper des conséquences”. Laura Arley.

En quoi est-ce que le Mahabharata est une oeuvre d’union avec le Vivant ? Et est-ce en cela une oeuvre de la non dualité?

Dans le récit, les personnages ne sont pas toujours des humains. On est dans un univers où la montagne, les animaux, des personnages mi animaux mi humains, ou des divinités ont un rôle. Cela nous place dans un contexte auquel nous ne sommes pas habitués et au sein duquel nous ne sommes pas au centre. Cela me fait penser au roman Azteca sur la ville des aztèques au moment de l’arrivée des espagnols : leur vision prônait le respect pour la nature car ils savaient qu’ils n’étaient pas au centre du monde. On retrouve cela dans le Mahabharata où tout s’imbrique, est interdépendant, lié et connecté. En ce sens, oui, c’est une histoire de non dualité puisque l’humain et le Vivant sont une seule et même chose.

Question à 1 million : qui est l’auteur du Mahabharata, le fameux “Vyasa” que l’on retrouve partout ? Peux tu éclairer cet épais mystère …

Oui, il est partout … ! Vyasa c’est un sage qui apparaît un peu à toutes les sauces dans plusieurs histoires des traditions hindoues. On lui attribue la compilation du Veda, la création du Mahabharata, le premier commentaire du Yoga Sutra de Patañjali. Donc c’est quelqu’un qui est là depuis la nuit des temps, depuis l’origine du monde et qui est toujours là. Cela ne nous étonnerait pas qu’il y ait un Vyasa aujourd’hui!

Dans le contexte du Mahabharata, il est à la fois l’auteur et l’un des personnages principaux du récit. C’est justement grâce à lui que les Pandava et les Kaurava (les deux clans issus de la même famille qui s’affrontent dans la grande bataille du Kurukshetra) vont naître au moment où la lignée des Kuru se voit sans héritier. C’est Vyasa qui accepte la mission d’engendrer des enfants avec des princesses et qui donne naissance à Pandu, le père des Pandava, et à Dhritarashtra, le père des Kaurava, ainsi qu’au grand sage Vidura qui les accompagne dans leur périple. J’aime bien le voir comme le grand père qui nous raconte l’histoire de la famille pour se rendre compte que l’on fait tous partie de cette grande famille.

En quoi est-ce important de vulgariser et moderniser ces grands récits épiques difficile d’accès et quelles sont les limites à cette “appropriation” ?

Pour quelqu’un qui s’intéresse à la Bhagavad Gita par exemple (6e livre du Mahabharata sorti comme une oeuvre autonome ndlr), cela permet de donner accès au contexte général. Grâce à ce contexte on comprend pourquoi la guerre arrive, qu’il n’y a pas d’autre issue et donc on aborde mieux le dialogue entre Krishna et Arjuna. La Bhagavad Gita est un texte super intéressant quand on se pose la question de l’agir mais une fois que l’on est dans l’action, plein de questions se posent auxquelles on ne trouve pas forcément de réponses dans la Bhagavad Gita. Or le Mahabharata et la grande bataille de Kurukshetra donnent des éléments de réponse : maintenant que tu es dans cette bataille, qu’est ce que tu fais, comment tu continues ?

D’autre part, c’est sûr qu’il y a des limites car des moments du récit ne s’appliquent pas nécessairement à notre vision du monde actuel ni à la façon dont on voudrait que la société soit. Mais ce sont des éléments que l’on retrouve aussi bien en Orient qu’en Occident. Quand on voit les histoires racontées par Disney par exemple, elles ne ressemblent pas forcément aux contes d’origine. Et le Mahabharata rentre dans ces catégories d’histoires que l’on va évidemment raconter à travers nos filtres. Moi je ne suis pas indienne du tout par exemple mais une fois que l’on a dit ça on peut aussi s’amuser à regarder ces histoires à travers un autre filtre, justement parce que cela appartient au domaine des histoires et qu’elles sont donc faites pour être racontées, partagées, transmises. Rien ne nous empêche de les raconter pour transmettre un message et peut-être ainsi rendre des messages complexes plus digestes et unificateurs, nous pousser à la réflexion, ouvrir des questions.

Quand le sage Bhima rencontre le singe Hanuman © Marion Blanc. “Le Mahabharata est une série d’histoires tragiques et rocambolesques. N’oublions pas que la légèreté fait également partie de nos vies. Sur notre tapis, pratiquons cette notion en nous prenant moins au sérieux” Laura Arley.

En quoi le Mahabharata est-il une oeuvre qui nous parle de yoga? Et quel en est l’enseignement principal selon toi?

Déjà, évidemment parce qu’il contient la Bhagavad Gita et parce que l’on retrouve le yoga et le mot “yoga” dedans. Toute histoire peut nous parler du yoga mais il faut déjà savoir qu’elle est notre définition du yoga. Pour moi le yoga est un espace pour expérimenter plein de notions qui ne sont pas forcément très digestes juste en lisant un bouquin théorique. En ce sens, chaque histoire est un petit prétexte pour parler de yoga. Même si on les adapte pour qu’elles répondent à certaines questions dans notre pratique personnelle.

Selon moi le grand message du livre c’est un peu la démystification du conflit à travers la grande bataille de Kurukshetra. Le conflit existe partout dans notre société, -à partir du moment où l’on ne vit pas tout seul dans une forêt-, et parfois même à l’intérieur de nous. Cette histoire nous montre aussi qu’une fois que l’on a accepté le conflit on peut aussi apaiser le ton et les tensions, et elle nous parle aussi du phénomène du “bouc-émissaire” qui advient lorsqu’un individu ou un groupe est accusé d’être responsable des maux de la société (comme Karna). Non, je ne suis pas toute seule et ma façon de voir le monde n’est pas celle de tous. Les gens ne sont pas dans ma tête et moi je ne suis pas dans leur tête, donc on va voir les choses différemment. Jusqu’à un certain point on vit dans des mondes différents et l’accepter nous permet de trouver plus facilement des terrains d’entente, de comprendre les autres, de se mettre à la place des autres.

Le conflit du Mahabharata, un conflit socio cosmique et individuel illustré par © Marion Blanc. “Ces histoires nous invitent à nous questionner sur notre dharma personnel et notre dharma commu, sur nos actions individuelles et collectives” Laura Arley.

Quelles ressources conseillerais-tu pour celles et ceux qui souhaiteraient se lancer dans l’aventure Mahabharata ?

La version la plus accessible en français pour moi c’est celle de Jean-Claude Carrière (écrivain et metteur en scène français ndlr) qui est la plus digeste, en livre de poche ou en BD. Ce sont les premières entrées dans le Mahabharata pour comprendre l’ensemble sans trop se perdre car il a fait des choix par rapport aux personnages, il ne raconte pas forcément tout. Sinon il y a aussi l’adaptation en spectacle du metteur en scène Peter Brooks en cinq heures disponible sur YouTube en version anglaise. Enfin, ma version de référence c’est la version de John D. Smith aux éditions Penguins Classic, en anglais aussi, et peut-être un peu moins digeste mais très complète.

Laura Arley 🙂

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :