Cliché #1 : “Le yoga, c’est l’Union”… ou pas

Si vous êtes pratiquant.e ou professeur.e de yoga, vous n’avez pas pu échapper à cette définition si galvaudée du yoga : “Le Yoga, c’est l’Union”, parfois déclinée sous différentes formes, entre autres : “la pensée indienne est une pensée non dualiste” ou encore “En Inde il n’y a pas de séparation, tout est Un”, etc etc.

Alors déjà, les Dalits (“Intouchables”) nous saluent, depuis ce monde idéal où “Tout est Un”, mais pas trop quand même. Ensuite, l’Inde est un sous-continent qui fait 6 fois la taille de la France, qui abrite une pluralité de traditions spirituelles et religieuses, qui compte aujourd’hui plus d’un milliard d’habitants, et dont l’histoire de la pensée est plurimillénaire. Donc autant vous dire que si en France on est toujours pas fichus de se mettre d’accord sur un sujet aussi épineux et philosophique que de savoir s’il faut dire “pain au chocolat” et “chocolatine”, résumer la pensée indienne à celle de la non-dualité (qui est elle-même une école philosophique traversée de multiples courants d’une grande diversité), bien qu’elle soit majoritaire aujourd’hui, c’est un peu une insulte à la complexité philosophique et spirituelle qui s’est déployée et se déploie sur le sous-continent.

Le Yoga Sutra, Un texte dualiste

Ceci étant posé, il est intéressant de savoir qu’initialement, le texte fondateur de l’école classique du Yoga, le Yoga Sutra de Patanjali, est un texte résolument dualiste. C’est pourtant un texte sur lequel presque tout professeur de yoga contemporain s’appuie pour affirmer qu’en Yoga, “Tout est Un”. Comment en est on arrivé.e.s là ? Pourquoi faut-il arrêter de citer le Yoga Sutra quand on veut parler d’Union en Yoga ?

Pour l’école classique du Yoga, systématisée par le fameux texte de Patanjali au début de notre ère et proche parente de l’école philosophique du Samkhya, le Yoga n’est pas une affaire d’Union, et le monde n’est pas “One Love, One Heart” comme dirait ce bon vieux Bob. Au contraire, le monde est ontologiquement ( – par essence – ) duel, c’est à dire composé de deux éléments absolument différents, séparés : Purusha (principe spirituel) & Prakriti (principe matériel). Et notre confusion existentielle, notre souffrance existentielle (vous savez, ces grands moments de “qui suis-je?”, “où vais-je ?” “quel est le sens de la vie?”, “je ne suis qu’un grain de poussière dans l’Univers immense”, “à quoi tout cela rime-t-il ?” etc.) viennent du fait que nous nous prenons, nous êtres humains, pour Prakriti, alors qu’essentiellement, au fond de nous, nous sommes Purusha.

Ainsi, selon le Yoga Sutra, tout le travail du Yogin va consister justement à discriminer, à réaliser la différence ontologique entre ces deux éléments en soi, pour parvenir à discerner notre véritable nature, “véritable” étant entendu comme “ce qui est immuable, imperturbable, éternel”, c’est à dire, réaliser Purusha.

Et pour réaliser notre véritable Nature, il nous faut parvenir à l’isoler de tout ce qui est “Prakriti” (tout ce qui est en mouvement, périssable, fini), qui vient troubler notre capacité à voir qu’au fond, sous ce grand bazar intérieur, nous sommes essentiellement ce fameux Purusha qui lui est ma foi imperturbable. C’est ainsi cette dés-union (!), ce “divorce”, comme l’appelle Alexandre Astier, historien de l’art indien et spécialiste de l’hindouisme, entre Purusha et Prakriti qui est l’objectif final du Yoga de Patanjali.

Pourquoi confondons-nous Purusha avec Prakriti ? Comment réaliser la véritable nature du Soi ? Quelles sont les méthodes et les chemins pour y parvenir ? C’est le fil du raisonnement que Patanjali déroule dans son Yoga Sutra, pour nous guider sur le chemin de la libération.

Le Yoga comme Union, une construction historique

Alors pourquoi aujourd’hui, parle-t-on du Yoga comme un chemin d’Union ? Et bien pour reprendre les mots d’Alexandre Astier, que nous avons eu la chance d’écouter récemment en conférence à l’Ecole Française de Yoga, il y a eu plus tardivement des relectures et interprétations à la fois “non-dualiste” et théiste de textes dualistes du Yoga classique et du Samkhya (on pense notamment au commentaire du Yoga Sutra, attribuée au grand et influent philosophe de l’Advaita Vedanta (non-dualité) Adi Shankara au 9e siècle ap. JC). Ces relectures sont le reflet de l’évolution du contexte philosophique et religieux en Inde, où vont progressivement s’imposer le Vedanta et notamment l’Advaita Vedanta et un théisme fervent et dévotionnel (bhakti). Ainsi, dans l’école de la non-dualité, pour faire bref, le principe spirituel individuel s’appelle “Atman”, et il est identique à “Brahman”, l’Absolu, qu’on appellera aussi le Divin. La libération de l’être ne vient pas comme dans le Samkhya et le Yoga de l’isolement du Purusha de Prakriti, mais bien de l’Union entre Atman et Brahman. Non pas de la réalisation intime que Purusha est différent de Prakriti ; mais bien de la réalisation que Brahman et Atman sont de même nature, identiques, de même essence. L’école de la non-dualité s’imposant comme l’école de pensée majoritaire en Inde à partir des VIIe – VIIIe siècle ap. JC, les textes dualistes comme le Yoga Sutra seront ainsi relus et interprétés avec les lunettes de l’Advaita Vedanta. Un commentaire plus tardif du Yoga Sutra, datant du 15e siècle, empreint du théisme fervent de l’époque, identifiera le “Isvara” du Yoga Sutra à Krishna, et définira le Yoga comme l’Union avec Krishna. Ce sont ces relectures védantique et théiste d’un texte initialement dualiste qui sera transmise ensuite par les grands enseignants indiens qui participeront à la diffusion du yoga en Occident au XIXe et au XXe siècle.

Pour résumer : Il n’est pas faux de décrire le yoga comme la recherche d’une Union (à détailler au prochain épisode), mais il est historiquement incorrect de le faire au nom du Yoga Sutra !


Intéressé.e par le Yoga Sutra ? Rien compris à ces histoires de Purusha et de Prakriti ? C’est normal, c’est un sujet dense et riche résumé en quelques lignes. Si vous voulez approfondir, Zineb vous propose une immersion en 7 conférences dans le Yoga Sutra, ce texte si célèbre mais bien peu connu. La première a lieu vendredi 20 novembre, et pour s’inscrire c’est par ici : https://satya-yoga.fr/reservations-en-ligne/

Image : Patanjali par le brahmane Svami, peintre Madras, 1780 © Bibliothèque nationale de France

4 réponses à “Cliché #1 : “Le yoga, c’est l’Union”… ou pas”

  1. Avatar de Sophie
    Sophie

    Merci pour cet article très clair. Facile en effet de s’y perdre et il n’est pas non plus évident de mettre en relation toutes les ressources existantes, traduction des textes anciens, commentaires ou juste la “sagesse” yogique mainstream, qui est plus une simplication et un mélange de plein de choses.

  2. […] du divorce du principe spirituel Purusha et de la Nature Prakriti [A ce sujet lire notre article : Cliché #1 : « Le yoga c’est l’Union » … ou pas!]. Tout cela est du jeu, du raisonnement intellectuel mais qui est probablement des cadres de […]

  3. Avatar de Ninon
    Ninon

    MERCI beaucoup! 🙂 J’aurais toutefois une question : est-ce que l’union entre Atman et Brahman ne viendrait pas, in fine, dans le prolongement de la réalisation de Purusha? N’est-ce pas inhérent même à la réalisation de Purusha?

  4. […] Lire aussi notre article : Le yoga, c’est l’Union … ou pas ! […]

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