Symbole de bien-être et de paix, le yoga s’ancre aussi au cœur d’une longue histoire politique, allant de de l’anti colonialisme britannique au populisme hindou qui donne aujourd’hui lieu à une instrumentalisation religieuse et politique en Inde. Pour y arriver, je vous propose un feuilleton chronologique en trois volets. Dans « A la conquête de l’Ouest », je reviens sur la façon dont le yoga est arrivé jusqu’à nous au XIXe siècle, entre mystique universaliste et développement d’un esprit missionnaire hindou.
A partir de la fin du XIXe siècle, l’hindouisme qui était resté cantonné aux frontières du sous-continent indien va s’exporter et s’internationaliser avec une volonté universaliste. Cet esprit missionnaire hindou prend forme en la figure de Vivekânanda (1863-1904), disciple de l’intellectuel et mystique Keshub Chandra Sen (1838-1884), prêcheur d’un hindouisme inclusif et universel, qui se veut rassembleur de toutes les religions. Portant au firmament le rêve inachevé de son maitre, Vivekânanda créé un ordre monastique, les missions Râmakrishna, chargées de diffuser cette sagesse unificatrice qui transcende les religions monothéistes. Il se rend au Parlement des Religions de Chicago en 1893, invité par les protestants nord américains : les théosophes, où il entame son discours d’introduction par un « Je vous salue au nom de la mère des religions » vivement applaudi par le public. Cet évènement qui paraît anodin entérine pourtant une mutation durable comme le note l’historienne des religions Ysé Tardan-Masquelier dans son livre Un milliard d’hindous :
« Ainsi, dans une sorte de renversement historique, l’Inde, longtemps terre de missions pour le christianisme, devient elle-même missionnaire et exporte sa sagesse vers l’Occident, pour le bénéfice d’individus désorientés par le manque de spiritualité des sociétés contemporaines ».
L’Inde, dominée par l’empire britannique depuis les années 1780 et retranchée dans ses propres frontières maritimes que l’hindouisme considère lui-même comme impures s’ouvre au monde. C’est en outre l’acte de naissance d’un « orientalisme indien » fantasmé et loué pour ses valeurs universelles et pacifistes.
Vivekânanda s’installe ainsi pendant quatre ans aux Etats-Unis où il multiplie les conférences, fonde la Vedanta Society à New-York afin de diffuser la spiritualité de l’ordre Râmakrishna et donne des cours de yoga. En 1896 il publie l’ouvrage Raja Yoga qui, selon l’universitaire Elizabeth de Michelis, spécialiste des religions et du yoga moderne, fait entrer le yoga dans l’ère moderne. Il y propose en effet une approche non dogmatique du yoga où chacun est libre de s’approprier la discipline comme il l’entend.
« Pour la première fois, le yoga sort de l’Inde et, comme les maîtres qui le suivront, Vivekânanda va en adapter la définition afin de la rendre compatible avec les valeurs de l’Occident » note Marie Kock dans son ouvrage Yoga, une Histoire-monde.
C’est ainsi que l’Amérique du Nord, et en particulier la Californie, ouvre la voie à la diffusion du yoga en Occident et devient la terre promise des nombreux gourous modernes qui suivront cet exode quasi messianique opéré par Vivekânanda. Tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours, une spiritualité indienne revivifiée va s’exporter hors de ses frontières comme remède aux maux d’une société occidentale corrompue par le matérialisme effréné, la quête de sens et l’érosion de ses repères traditionnels. Deux stéréotypes se rencontrent alors : une spiritualité orientale pure, traditionnelle et inclusive à la rescousse d’un Occident désorienté et à la dérive. Le yoga est l’héritier de ces mutations modernes : un esprit missionnaire qui mute de l’Est vers l’Ouest à la fin du XIXe siècle, et l’accueil enthousiaste d’un public en quête d’un souffle nouveau.
Suite : Yoga et nationalisme (2/3) : La culture du corps comme réponse au colonialisme.
[Cet article est issu de mon travail universitaire « Le Yoga comme instrument de propagande des nationalistes hindous », rédigé à l’hiver 2019-2020 dans le cadre du séminaire « Le monde hindou » proposé par Ysé Tardan-Masquelier au sein du D.U Cultures et Spiritualités d’Asie à l’Institut Catholique de Paris].
Image : le philosophe et maître spirituel Vivekânanda ©vivekananda.net
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