Pour en finir avec les théories du complot dans le yoga

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer d’un professeur de yoga (discernement, recul, connaissance …), une certaine partie de la profession soutient ou s’accommode des thèses complotistes et des fake news. Un danger pour les élèves et pour la démocratie.

Retour vers le futur

La première fois que j’ai assisté à un discours complotiste c’était dans le milieu du yoga, lors d’un satsang donné par un gourou occidental en Thaïlande en 2018. Satsanga signifie « être en compagnie de la vérité » : un satsang est donc un enseignement donné par un maître éclairé. Enfin en l’occurrence « censé être éclairé » tellement ce type de rassemblement peut malheureusement donner lieu à des dérives éhontées. Ce soir là, le gourou autoproclamé d’un ashram autoproclamé, mais néanmoins très connu à l’époque et brassant de nombreux adeptes dans le monde entier, nous a fait un laïus soporifique et ininterrompu de 3 heures censé répondre à la question suivante : « Où est le Shambhala ? » (le paradis mythique des saintes et des saints dans la tradition hindo-bouddhiste). Impossible pour moi de vous résumer sa réponse, puisqu’il n’en n’a évidemment pas donné. Mais ce qui m’a frappé, ça a été le grand kamoulox des thèmes abordés pour faire semblant de tenter d’y répondre : le national-socialisme, la hiérarchie des races, le protocole des sages de Sion, théories de la domination, grand ordre mondial, convoquant à tour de rôle Mère Térésa, Hitler, Gandhi, Napoléon, Marx, Jésus et j’en passe. Une sorte de monologue de PMU version XXL où l’on révise d’Histoire depuis les Grecs à nos jours en brassant les concepts et en omettant les contextes.

Tout ça pour en conclure à demi-mot que la vérité se trouverait certainement dans un livre de réalisme fantastique qui aborde des thèmes aussi divers que l’alchimie, les sociétés secrètes, les civilisations disparues ou encore l’ésotérisme et les extra-terrestres pour en conclure que l’homme est appelé à devenir un surhomme. Bref, mal au crâne. Et pourtant, l’auditoire « yogique » (100% occidental) rempli à craquer ce soir là était captivé, opinait mécaniquement du chef les yeux écarquillés, semblable aux maneki-neko, ces figurines de chats électriques japonais qui battent automatiquement de la patte à l’arrière des taxis. Persuadé de tenir là une vérité essentielle et d’appartenir à une élite secrète. J’étais atterrée. Comment une telle soupe de balivernes pouvait autant remporter l’adhésion du public ? Il faut rendre à César ce qui appartient à César (à moins que ça ne soit à Hitler ou à Jésus) : l’orateur était un sophiste hors pair. Mais cela n’excuse pas tout.

La mise à mal de Satya

J’ai longtemps pensé que ce lavage de cerveau sous les tropiques était du à son contexte géographique et social : celui d’une communauté insulaire et repliée sur elle-même baignée de spiritualité New Age et dans laquelle j’évoluais alors moi-même, bon an mal an. Je pensais que cette anecdote resterait au firmament de mes (nombreuses) expériences « spirituelles » abrutissantes. Depuis, ce fameux gourou a d’ailleurs été inculpé internationalement pour agression sexuelle mais n’a pas été inquiété (disparu dans la nature). Oui, la manipulation mentale et idéologique est rarement bercée de douces intentions.

Or quelle ne fut pas ma surprise en rentrant en France de constater que les thèses borderline anti-système gangrènent le milieu du yoga ici aussi. A coup de « on vous manipule », « vous ne savez pas tout », « regardez cette vidéo de Michel qui vous explique depuis son canapé que Bill Gates finance la pandémie de covid » et j’en passe. Didier Raoult fait figure de nouveau Bikram, et l’hydroxychloroquine de nouvel LSD. Please take me back to the sixties. En effet, l’engouement d’une certaine partie du « milieu yogique » français autour du film Hold Up m’inquiète beaucoup. Pour ceux qui étaient sur Mars ces dernières semaines, il s’agit d’un prétendu documentaire sorti le 11 novembre sur internet, financé par des cagnottes en ligne rassemblant une galaxie de sceptiques et d’experts en tout genre (dont une bonne partie s’est d’ailleurs excusée et désolidarisée affirmant avoir été piégée), pour en arriver à l’explication finale d’un complot mondial dont la pandémie de covid serait l’objet. Leur cible ? L’oligarchie capitaliste internationale et les médias, grands manitous d’une « idéologie sanitaire autoritaire » qui veut « contraindre à une société de surveillance et de soumission ». Bref, on connait la musique. Ça me ferait presque rigoler si une partie des intervenants n’étaient pas identifiés comme des idéologues de l’extrême droite antisémite ou du complotisme radical.

Entendu aussi en studio de yoga et lu sur le compte de certains profs de yoga sur les réseaux sociaux : « le covid est un molécule fabriquée sciemment [comme le sida] pour diminuer la population mondiale », « le port du masque est une mesure totalitaire pour bâillonner la liberté d’expression », « les mesures sanitaires sont là pour créer le chaos, ruiner et asservir les gens », « la peur du virus tue plus que le virus », « pratiquer le yoga vous immunise contre le covid », « il faut se faire des câlins pour répandre l’amour qui tuera le virus »

Il en ressort une rhétorique inquiétante encline à cultiver insidieusement le doute, à jeter l’opprobre sur ces fameuses « élites » (concept fourre tout non identifié) et à contribuer à fracturer le tissu social déjà bien mis à rude épreuve dans la période actuelle. Personnellement cela me rappelle les prémisses des pires heures de l’Histoire.

Meme de @jojoslam13/Instagram

Pour moi cette attitude est tout bonnement un piétinement du concept fondamental de Satya (la recherche de la vérité), l’un des piliers du yoga. Et d’oublier qu’en tant qu’êtres ordinaires, nous sommes toujours guettés par le voile de l’ignorance (avidya). Le yoga n’est-il pas avant tout la modestie, l’éthique, la connaissance ? Reconnaissons que des vérités nous échappent au lieu d’avoir la prétention de savoir ce que même les plus grands virologues, économistes, politiques, scientifiques (généralement des gens qui n’achètent pas leur diplôme bâclé en 200 heures) affirment ne pas savoir.

Un danger pour les élèves … et la démocratie !

Ce qui devient dangereux c’est quand le professeur de yoga se sert de sa posture pour éparpiller ces thèses. On sait tous que le professeur de yoga est une figure cathartique sur lequel de nombreux élèves font – pour reprendre un terme emprunté à la psychanalyse – un transfert : une projection de leurs sentiments et de leurs émotions en se basant sur le principe que leur thérapeute connaît les réponses à leurs questions. Les élèves sont donc dans une position de fragilité, plus prompts à se laisser influencer, pour ne pas dire manipuler. A l’heure où tout le monde s’autoproclame prof de yoga, gourou, maître yogi, acharya, maître à penser ou élévateur de conscience, cela pose un sérieux problème. Surtout quand cela devient un enjeu démocratique.

Selon une étude de l’IFOP pour la Fondation Jean Jaurès et l’observatoire Conspiracy Watch réalisée en 2018 et publiée en 2019, entre un quart et un tiers de la population française est concernée par les théories du complot toutes confondues. Pire : l’attachement à la démocratie diminue à mesure qu’augmente le degré d’adhésion aux théories complotistes. Les moins de 35 ans, les moins diplômés et les catégories sociales les plus défavorisées demeurent les plus perméables à ces thèses. Car faut-il le rappeler, le complotisme se différencie de l’esprit critique auquel il prétend se substituer en cela qu’il prolonge la désinformation là où le journaliste va dévoiler des faits (ça s’appelle le fact checking). Là où les journalistes sont les garants de la démocratie, les autres la piétinent. J’invite donc nos amis yogis qui chient sur la presse à faire leur valise pour le Turkménistan ou l’Erythrée où il fera sans doute meilleur vivre pour dérouler leur tapis.

Ces mêmes qui parlent d’amour, de compassion, d’égalité, d’ahimsa (non violence) et fustigent Trump tout en lui empruntant sa même rhétorique dangereuse se retrouvent sans même s’en rendre compte à construire le boulevard de Le Pen pour 2022. Comment les héritiers du Summer of Love et de Woodstock se sont-ils substitués en des citoyens alimentant les thèses malades, ignorantes et paranoïaques qui ont vu accoucher les pires heures du populisme ?

Image : L’œil unique des Illuminati ©zazzle.com

3 responses to “Pour en finir avec les théories du complot dans le yoga”

  1. Jean Estoppey avatar
    Jean Estoppey

    Merci pour cet excellent article, qui me rassure. Il existe donc encore des chercheurs spirituels avec les pieds sur notre belle planète bien ronde. Récemment je discutais au téléphone avec une amie indienne qui vit à Auroville depuis le début en 1968 et qui a bien connu la Mère, instigatrice de cette cité de l’utopie. La pauvre est désespérée. Aujourd’hui la majorité des résidents sont des gens qui sont plus dans une mouvance New Âge, que dans l’enseignement de Sri Aurobindo. Et sa grande tristesse, c’est que la majorité de ces nouveaux arrivés défendent les idées de la complosphère et sont même proche de QAnon, le mouvement fasciste qui soutenait Trump. D’ailleurs il y a aussi de plus en plus des jeunes issues de riches familles indienne. Et bien sûr il sont pro Modi (le gouvernement nationaliste fanatique actuel) . Ils ne sont plus qu’une poignée de résidents de la première heure qui ne peuvent que constater cette dérive. Et ceux qui essayent de mettre en garde se font mettre au banc parce qu’ils n’ont rien compris. Comme si les hérétiques c’était eux ! Voilà la situation actuelle à Auroville…

  2. […] et nombreux à nous communiquer votre enthousiasme vis-à-vis de notre précédent article « Pour en finir avec les théories du complot dans le yoga ». Et à nous témoigner de vos expériences obscurantistes dans le monde de la spiritualité et du […]

  3. Jean Caulier avatar
    Jean Caulier

    Époque de confusion qui voit le retour de l’obscurantisme comme un second moyen-âge. Ce n’est pas un « new âge » mais un « ancient-âge ». Le yogi, censé sortir des tourbillons mentaux, se laisse trop facilement engloutir et noyer dans leurs turbulences auto-centrées. Rançon fatale d’une confusion totale entre les mots « esprit », « mental », « intellect », « intuition » et « conscience ». Par exemple, le propre de la véritable intuition, c’est que l’on n’a pas envie de l’écouter, d’où le regret rétrospectif de ne pas l’avoir fait. Nous appelons « intuition » (à tort) la simple validation de nos envies, attentes et désirs plus ou moins conscients, prompts à satisfaire notre ego, pur produit du mental. Alors que l’intuition véritable court-circuite le mental, court-circuite nos conditionnements, nos formatages divers et variés. Elle est l’écoute de ce que nous avons de plus profond. Elle est ce que nous avons de plus humain. Mais nous cédons, hélas, bien trop souvent à nos pulsions égotistes.
    Quel est le comble d’un yogi ? Se noyer dans le mental !
    Merci Jeanne pour cette énergie décillante, ferraillant allègrement pour viveka et satya

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