Interview avec Susanna Barkataki (FR): «Le véritable objectif du yoga est la souveraineté »

Susanna Barkataki est une pratiquante indienne de yoga dans la tradition du Hatha yoga, célèbre aux Etats-Unis pour son travail de promotion de la diversité, de l’accessibilité, de l’inclusion et de l’équité dans le domaine du yoga. En 2020 elle a publié Embrace Yoga’s Roots, qui est devenu un best-seller international. Le livre décrit les étapes clés pour approfondir notre pratique du yoga, augmenter notre empathie et créer plus d’unité.

Susanna traite les causes de séparation du yoga, vers un chemin de reconnexion, et enfin de libération. Elle souligne comment l’appropriation culturelle, les traumatismes et le racisme ont conduit les traditions du yoga à la clandestinité et comment nous pouvons travailler ensemble pour honorer les racines du yoga. Citta Vritti a eu le plaisir de lire le livre de Susanna Barkataki et de l’interviewer récemment. Nous détaillons ici la manière de faire du yoga une pratique plus libératrice, de comment la créativité peut être une réponse face à l’oppression et de comment construire des systèmes plus inclusifs à l’intérieur ou en dehors de la société patriarcale et capitaliste dans laquelle nous vivons.

Citta Vritti | Pourquoi avez-vous décidé d’écrire Embrace Yoga’s Roots ?

Susanna Barkataki | J’ai décidé d’écrire Embrace Yoga’s Roots parce qu’il y avait tellement de choses que j’avais vues, comprises et vécues sur la richesse de ce qu’était et pouvait être le yoga mais que je n’avais pas retrouvées dans le monde du yoga en Occident. Alors je l’ai vraiment écrit comme un moyen de me connecter à ma famille, à ma propre culture, à mon héritage, et pour partager pour des histoires et des expériences. Et puis, il est passé d’un processus de guérison pour moi à un support et un guide pour ceux qui veulent être en mesure d’approfondir certaines de ces possibilités plus étendues de ce que le yoga peut être. Il est donc passé d’un voyage personnel, d’une réflexion et d’une guérison et d’une sorte de travail ancestral à un support pour soutenir les autres également.

Selon vous quelles sont les raisons principales de la division du yoga qu’on observe de nos jours ?

Je dirais que les principales sources de séparation et de division fondamentale, les plus profondes, sont justes liées à des illusions et à notre incompréhension face au fait que nous ne sommes qu’un. Et cette illusion prend de nombreuses formes comme le racisme, le sexisme ou l’hétéronormativité qui trouvent leur chemin dans le monde dans des systèmes d’oppression. Et je dirais donc que le principal pour le yoga en Occident est la colonisation. La façon dont le yoga est venu en Occident était vraiment sous un angle colonial et à cause de cette colonisation, nous sommes dans une situation où tout le but du yoga, qui est censé être libérateur, est devenu vraiment très fermé.

Il y a tellement de gens qui sont laissés pour compte. Lorsque je demande aux membres de ma famille ou à d’autres Indiens : « Suivez-vous des cours de yoga ? » et quand ils disent « Non, je n’y suis pas à ma place », alors nous savons qu’il y a un problème. Donc, ce que je cherche c’est : quelle est la source du problème. Et il est vraiment important que les gens comprennent que je ne dis pas « chaque blanc a tort », ce n’est absolument pas de cela qu’il s’agit. Il ne s’agit pas de critiquer les individus, mais plutôt de se pencher sur les systèmes et sur la manière dont nous maintenons un système qui provoque la séparation ou maintenons un système qui apporte plus d’inclusion. Et nous pouvons littéralement regarder autour de nous et dire « qui autour de moi est dans l’espace du yoga ? Qui est dans les cours de yoga ? Qui anime les formations des enseignants ? Qui anime les ateliers ? De qui lisons-nous les livres ? Qui sont les enseignants ? » etc. Et puis : pouvons-nous élargir cela ? Pouvons-nous diversifier cela ? Cela nous conduit vers plus d’inclusion, d’unité et de yoga.

Quel est l’impact de la colonisation sur la pratique du yoga moderne ?

La colonisation de l’Inde dure depuis environ 400 ans. Les Néerlandais, les Portugais, puis les Britanniques, tous colonisèrent l’Inde et utilisèrent les ressources naturelles, les richesses, la main-d’œuvre, à leur profit et aux dépens des Indiens. Et ce qui a commencé à se produire au cours des 150 dernières années de la domination coloniale, c’est que les courants de la sagesse indienne comme le yoga ont été cultivés sous le Raj britannique et ont été transformés par certains Indiens pour être utiles aux dirigeants britanniques. Tout cela a façonné la manière dont le yoga nous est parvenu. Le yoga a été influencé par la gymnastique occidentale, en particulier la gymnastique allemande. Et puis ce qui est venu en Occident, c’est cette pratique qui était façonnée par un regard colonial et pour une expérience coloniale. Pour être très concret, le but du yoga est de calmer les fluctuations de l’esprit et le mouvement est là pour que nous puissions approfondir la méditation.

Mais la façon dont le yoga était présenté en Occident était une pratique physique consistant à être fort et flexible. Il a donc été complètement dépossédé de son intention initiale. Et cette colonisation s’est ensuite poursuivie. Je peux parler des États-Unis parce que c’est ce que j’ai le plus étudié, mais quand Yogananda est venu en Occident, en Californie, dans la région d’Hollywood, la plupart des étudiants occidentaux ont popularisé la concentration physique. Depuis la colonisation et la dilution de ce qu’est le yoga continuent. Nous nous concentrons essentiellement sur l’un des huit membres, l’asana, et non dans le but de calmer l’esprit. Tous les autres membres sont laissés de côté : l’éthique (yama, niyama), la respiration (pranayama), pratyahara (retrait des sens), la concentration et la méditation (dharana, dhyana) et la libération (samadhi).

Comment expliquez-vous cette culture compétitive et égocentrique du yoga en occident ? Ne pensez-vous pas qu’elle est inhérente à la société capitaliste dans laquelle nous vivons ?

Oui c’est le cas et c’est pour cela que le yoga a été dénaturé pour répondre à une norme occidentale. En occident nous vivons dans une culture qui valorise les choses pour ce qu’elles peuvent nous rapporter, en les considérant en fonction de leur valeur et sous le prisme du capitalisme. Ainsi quand vous prenez le yoga ; qui est intrinsèquement anticapitaliste à bien des égards puisqu’il s’agit de renoncement, de libération et d’aparigraha (la non possessivité) ; sous le prisme du capitalisme, cela en change grandement le sens et le limite.

Le yoga devient presque quelque chose qui sert l’objectif d’être des producteurs et des consommateurs en société plutôt que des individus libres. Pourtant le but du yoga est vraiment la souveraineté. Ahimsa signifie que nous vivons libres en tant qu’individus et que la liberté est pour chacun de nous mais que cela fait aussi partie de notre devoir en tant que pratiquant du yoga de veiller à ce que les autres aient également la possibilité de faire l’expérience de cette liberté. Comment pouvons-nous créer la liberté pour nous-mêmes et pour les autres est un des principaux objectifs du yoga.

Dans votre livre, vous insistez sur la façon dont le perfectionnisme est un outil de la suprématie blanche. Pouvez-vous développer cette théorie?

Cela vient directement d’un article de Tema Okun et Kenneth Jones « Les caractéristiques de la culture de la suprématie blanche » qui est un article assez célèbre qui parle de toutes les façons dont, dans les organisations à but non lucratif ou dans le monde du travail, sont soutenues la culture de la suprématie blanche, le patriarcat, le capitalisme et toutes ces choses. Le perfectionnisme, le sens de l’urgence, la défensive, la quantité sur la qualité, le culte du monde écrit, une seule bonne façon de faire les choses, le paternalisme, la manière de pense, l’individualisme… Beaucoup de caractéristiques qui illustrent la manière de vivre dans le Ouest. Aux États-Unis, nous disons toujours « Pull Yourself Up By Your Bootstraps » (« se donner les moyens de réussir par soi-même »), ou parlons d’hommes autodidactes. Mais la vérité est la culture du yoga n’a pas toujours été celle-ci.

La culture du yoga a toujours été, plutôt qu’individualiste, collective et communautaire, plutôt que d’être perfectionniste ou de se concentrer sur un but ou un résultat, la culture du yoga se concentre sur le processus ou le moment présent. Plutôt qu’un sentiment d’urgence, cela ralentit les choses. Plutôt que la quantité, elle se concentre sur la qualité et l’expérience. À bien des égards, je considère cela comme un travail de décolonisation, il faut revoir la façon dont la suprématie blanche agit, revoir même comment nous devrions nous comporter dans le monde, que je sois enseignant, employé, patron, ami, étudiant. Maintenant, j’enseigne une formation de professeur de yoga et mes élèves se présentent et presque à chaque cours je leur dis « vous en faites assez », que vous ayez lu le livre ou non, que vous regardiez les vidéos ou non, vous en faites assez. Parce que le yoga consiste à nous reconnecter à nos rythmes naturels et à comprendre les sources de notre déconnexion. Nous devons donc abandonner ces réflexes de nous critiquer de ne pas en faire assez, ne pas être parfaits, et tout ce genre de choses.

Quel conseil donneriez-vous à la nouvelle génération de professeurs de yoga qui connaissent principalement le yoga à travers les réseaux sociaux et qui sont, pour certains d’entre eux, profondément enracinés dans les privilèges blancs et diffusent cette culture centrée sur les blancs sans nécessairement en avoir conscience ?

C’est tellement compliqué parce que je dois admettre que j’aime vraiment les réseaux sociaux en tant qu’outil éducatif. Et je pense en fait qu’il y a tellement de choses que nous pouvons apprendre. Alors d’abord, je dirais : construisez une relation profonde avec la pratique du yoga, et ce n’est pas grave si vous le faites sur les réseaux sociaux. Suivez les enseignants dont provient la pratique. Donc, suivez les enseignants sud-asiatiques, apprenez des enseignants sud-asiatiques (j’en énumère beaucoup dans le livre et sur mon site Web également). Lorsque vous faites cela, vous élargissez votre compréhension de ce qu’est le yoga. Je demande souvent aux participants des ateliers que je dirige : « Qui suivez-vous et avec qui interagissez-vous en ligne? Et qui vous suit? ». Après avoir vu la séparation dans le livre, la deuxième étape est la réflexion. À quoi ressemblent les élèves dans les cours que vous suivez ou enseignez ? Qui fait partie de votre communauté de yoga et qui pourrait manquer ? Et puis faites des recherches pour réfléchir à ce que vous pouvez faire. Il est important de représenter et non de généraliser. La généralisation consiste à traiter un individu comme s’il était représentatif de l’ensemble du groupe. Ainsi, par exemple, ne pas attendre de recevoir l’enseignement du « yoga authentique » d’une seule personne mais apprendre de nombreuses personnes différentes.

Et il existe des moyens concrets de le faire et le premier est de nouer des relations avec divers enseignants et pratiquants, de soutenir, de collaborer avec ces personnes et d’apprendre de différents horizons. Si vous n’avez pas de diversité, réfléchissez à ce que vous devriez peut-être faire pour l’obtenir. Si vous le pouvez, embauchez diverses personnes pour participer à vos événements, faites des accommodements et enseignez de manière inclusive. Mais en fin de compte, il s’agit au lieu de s’approprier, de pratiquer l’appréciation culturelle, qui équilibre le pouvoir, et de pratiquer l’ahimsa pour ne pas nuire ou réduire les dommages existants. Il existe des moyens gradués de le faire et des moyens plus extrêmes. Je dirais que j’essaye de faire les deux, j’essaye de construire dans un système qui existe déjà et j’essaye de créer de nouveaux systèmes. Ce n’est pas réaliste pour moi que nous allions tous pratiquer dans l’Himalaya comme des pratiquants monastiques de la forêt. Ce n’est pas ce que nous sommes, nous sommes engagés dans le monde. Donc, ce que je suggérerais, c’est d’utiliser ces outils pour se connecter à des types de pratiques plus profondes et continuer à apprendre.

Vivez-vous cette dichotomie d’être impliquée dans un système de marché (par exemple en enseignant des formations de 200, 300, 500 heures en YTT) tout en étant prête à honorer les racines du yoga ? Et comment résolvez-vous cela?

Absolument, c’est très complexe dans la mesure où nous participons à des systèmes qui créent des structures qui soutiennent le capitalisme. Je reconnais que le système capitaliste n’est pas un État idéal, je souhaite que nous puissions échanger. En Inde, le yoga était davantage partagé sur une sorte de système frontalier et les professeurs spirituels étaient valorisés. Mon professeur spirituel Shankara quand je l’ai rencontré, revenait d’une pratique de dix ans dans une retraite silencieuse où chaque jour, des villageois lui apportaient de la nourriture parce qu’ils comprenaient que son travail n’était pas seulement pour lui mais qu’il allait leur profiter à tous.

Ici, en Occident, nous ne valorisons pas la vie spirituelle et la poursuite de la même manière qu’historiquement en Inde et en Asie du Sud. Nous sommes donc dans un système qui n’est pas idéal et pourtant nous devons payer nos factures. Alors, comment faisons-nous cela? Pour moi, cela peut consister à mettre en place des systèmes progressifs de paiements échelonnés, par exemple. Établissez un programme avec 100 $, disons : il y a des participants qui peuvent payer eux-mêmes et soutenir la bourse et ils paient 150 $, et il y a des gens qui ont besoin de la bourse et ils peuvent payer 50 $ ou rien s’ils n’en n’ont pas les moyens. Ainsi, les gens peuvent participer à leur niveau, de sorte que l’accès est plus équitable. Pour moi, il s’agit d’être créatif, de savoir comment nous soutenons et résolvons ces problèmes d’iniquité sans avoir à souffrir.

Par exemple, dans ma formation d’enseignant, nous avons vingt-deux experts invités, donc ce que j’ai dit à tout le monde de faire, d’élever le débat et d’amener des voix diverses, je le fais vraiment. Mais je ne veux pas les payer trop peu. Je veux m’assurer que les personnes qui enseignent dans ma formation soient rémunérées justement pour leur travail, surtout parce que tous ces enseignants sont noirs ou sud-asiatiques. J’ai d’autres exemples d’un programme appelé « Appartenance » où nous mettons en place exactement ce que je décris (options de paiement, options de bourses, critères généraux pour savoir qui peut postuler, nous collectons également des fonds pour couvrir les bourses). J’y pense beaucoup car il s’agit de créativité, l’alternative à l’appropriation culturelle est la créativité. Il en va de même pour l’oppression et d’autres types d’injustices : comment trouver des solutions créatives?

Dans votre livre vous parlez de séparation mais aussi de libération. Auriez-vous un exemple de libération en yoga à partager avec nous ?

Je vous donne deux exemples. L’un d’eux est personnel. Je suis née dans un monde qui disait que je ne devrais pas naître, en tant que personne mixte indienne et britannique. Nous avons dû quitter l’Angleterre à cause de tant de violence contre moi et ma famille. Les petits garçons me donnaient des surnoms, se moquaient de mon bindi ou de mon sari. Beaucoup de leurs mots m’ont touché intérieurement et pendant longtemps je me suis sentie inférieure, je sais que beaucoup de mes lecteurs peuvent comprendre cela. Nous intériorisons que nous sommes moins, que nous sommes inférieurs. Et je sens personnellement maintenant que grâce à la pratique du yoga, j’ai pu unir mes pensées, mon corps, mon esprit et je ressens vraiment ma propre valeur. J’ai de l’importance dans le monde. Je ne suis pas moins qu’eux. Je ne suis pas plus grand non plus. Je ne suis pas meilleure que quiconque. Je suis comme tout le monde: unique, incroyable et importante, comme tout le monde l’est. Donc, pour moi, c’est une pratique perpétuelle de me présenter à ma Sadhana, à ma pratique personnelle, quotidienne, de méditation, de mouvement, de pleine conscience. Et je ressens le bénéfice, je suis libéré de cette souffrance particulière. Et je reste libéré de cette souffrance. Donc pour moi, c’est énorme.

Un autre exemple dans le monde est une organisation appelée « Sanctuary in the City » qui est une organisation à but non lucratif qui offrent des cours de yoga gratuits pour les gens de couleur en ligne. Et quand nous reviendrons en présentiel ils le feront en présentiel. Et ils paient des professeurs de couleur pour suivre ces cours gratuits. C’est donc pour moi un autre bel exemple d’apport du yoga aux personnes qui en ont le plus besoin et d’offrir la libération, en leur offrant ce qui les aide, en faisant l’expérience de l’élévation, de la joie et de la liberté tout en le rendant accessible aux autres. De plus en plus d’organisations comme celle-ci trouvent des solutions créatives pour partager cette pratique.

Pour terminer, souhaitez-vous partager des ressources qui vous ont permis d’embrasser les racines du yoga?

J’adore vraiment deux livres. Sovereign d’Acharya Shunya: J’aime vraiment comment cela résonne avec tout ce dont je parle, d’une manière yogique également. Et l’autre est Docteur Shyam Ranganathan, un philosophe sud-asiatique, dont j’aime beaucoup la traduction des Yoga Sutras parce qu’ils apportent une manière plus philosophique et active de se rapporter au yoga.

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Article traduit de l’anglais par Anaïs Raspail.

Retrouvez Susanna Barkataki sur son site et les réseaux sociaux :
Instagram: @susannabarkataki
Website: susannabarkataki.com
Ignite Yoga and Wellness Institute : ignitebewell.com

One response to “Interview avec Susanna Barkataki (FR): «Le véritable objectif du yoga est la souveraineté »”

  1. […] Leccia. En écho, Susanna Barkataki propose une ouverture intéressante dans son ouvrage Embrace Yoga Roots : avoir comme fil directeur, une pratique et un enseignement qui libère, une transmission […]

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