Comprendre l’affaire des « Indian Chronicles » en 10 minutes


L’association à but non lucratif bruxelloise EU DisinfoLab a publié le 9 décembre 2020 un rapport mettant à jour une opération massive de désinformation menée par l’Inde depuis 15 ans au sein du Parlement européen et de l’ONU, afin de promouvoir ses intérêts et de saboter, notamment, ceux du Pakistan. Une manigance que l’ONG a baptisé « Indian Chronicles » et qui donne à voir l’Inde comme un acteur important de la désinformation en Europe. Pour mieux comprendre ce qui ressemble à un remake un peu pourri d’OSS à New Delhi, on est allées interroger le journaliste Nicolas Quénel qui a co-sorti l’affaire en France pour le média Les Jours.

Citta Vritti | Que sont les « Indian Chronicles » ?

Nicolas Quénel | Les Indian Chronicles c’est d’abord un premier rapport sorti en 2019 [par l’ONG EU DisinfoLab]. Il s’agit d’un réseau de désinformation indien visant une soixantaine de pays et plus de 260 sites internet en se présentant comme des médias d’actualité alors que ce sont de faux médias et qu’ils ne relaient que des trucs hyper favorables à Narendra Modi [le Premier ministre ultraconservateur de l’Inde depuis 2014 NDLR]. L’un de ces (faux) médias se trouvait à Bruxelles sous le nom d’ EP Today (pour Euro Parliament Today), derrière lequel se cachait un gigantesque réseau relié à un consortium d’entreprises : le groupe Srivastava. Si tu vas sur le site de Srivastava tu as un peu l’impression d’être sur Thalès et l’entreprise se targue d’avoir l’un des plus haut taux de croissance du pays. Mais les journalistes qui ont enquêté dessus en Inde se sont rendu compte que c’était une coquille vide avec un capital de 500 euros et dont les entreprises ne font pas de profit.

On a réalisé que le réseau était particulièrement opérant au Parlement européen et à l’ONU à Genève pour promouvoir les intérêts de l’Inde, préserver son image et taper sur ses ennemis, c’est-à-dire le Pakistan et la Chine. Ce réseau était par exemple le premier à balancer des titres sur la Covid comme « la grippe chinoise », et faire la promotion de l’Inde pendant les exactions des minorités musulmanes au Cachemire. Cela donne à voir l’Inde comme un des acteurs importants de la désinformation notamment grâce à ce réseau Srivastava qui est selon Ben Nimmo [spécialiste mondial de la désinformation en ligne NDLR] comparable en terme d’ampleur et d’importance à l’influence russe pendant la campagne américaine de 2016 ou aux opérations iraniennes pendant la guerre en Irak en 2010.

Comment fonctionne cette désinformation ?

Quand le premier rapport en 2019 est sorti, tous ces sites internet ont fermé boutique. Mais on s’est rendu compte qu’au Parlement européen, un nouveau site avait remplacé EP Today sous le nom d’EU Chronicles : un site caduc, uniquement fait de reprises de titres en une ligne. En revanche leur rubrique « Opinions » est alimentée par des tribunes de dizaines de parlementaires européens [dont 4 élus français du Rassemblement national NDLR].

On parle ici d’un petit site que personne ne connait, qui existe depuis 6 mois, qui n’a pas de présence sur les réseaux sociaux – à part un compte Twitter de 200 abonnés – et pourtant cela n’a pas empêché la plus grande agence de presse de l’Inde, l’ANI (l’équivalent de l’AFP), de le mentionner comme une source fiable, parfois en reprenant leurs tribunes dès le lendemain. On s’est rendu compte que l’ANI reprenait déjà les contenus de EP Today en le présentant comme un site indépendant de la place de Bruxelles.

Par exemple, l’ancien vice-président du Parlement européen, le polonais Ryszard Czarnecki, avait fait une tribune disant en substance et à son compte qu’il soutenait l’Inde dans ses frappes contre le Pakistan au Cachemire. Mais dans la reprise de l’ANI, cette tribune n’exprime plus une opinion de Ryszard Czarnecki mais une position officielle de l’Union européenne. Et quand ensuite ils revendent cette information aux grands médias indiens, la mention d’ EP Today a complètement disparu. Donc tu passes d’un petit site sans audience qui distribue de la désinformation à des centaines de millions de personnes. Parce que derrière, l’ANI revend ces infos par exemple à The Times of India qui a plus de 13 millions de followers sur Twitter. Et ça c’est un délire qui dure depuis 15 ans. Donc cela va au-delà du réseau de désinformation puisqu’ils blanchissaient la désinformation qu’ils produisaient : c’est-à-dire qu’ils ont fait en sorte que la désinformation ne se voit plus.

© http://www.disinfo.eu

Concrètement, comment le réseau Srivastava est influent à Genève ?

Pour prendre la parole à l’ONU il faut avoir un statut bien particulier qui s’appelle ECOSOC et qui est délivré par l’ONU à New York. Dans l’histoire de l’ONU il y a des ONG qui ont eu ce statut et qui ont disparu entre temps mais le statut est resté enregistré à l’ONU. Du coup, le réseau Srivastava a ressuscité ces ONG qu’ils ont réinscrites et c’est comme ça qu’ils ont pu aller s’exprimer au Conseil des droits de l’homme.

Mais il y a des trucs tellement énormes …. Par exemple ils ont ressuscité la CSOP, la « Commission to Study the Organization of Peace » – en gros l’ancêtre de l’ONU dissoute dans les années 1970. Et bien ça fait 15 ans que la CSOP parle à l’ONU, principalement des sujets qui intéressent l’Inde, comme le Pakistan. C’est l’équivalent de ton grand père qui est mort il y a près de 50 piges, qui se pointe à la table de Noël mais personne ne se pose de questions.

Autre exemple : on s’est rendu compte qu’un ancien lobby des boites de conserve dissout dans les années 2000 venait à la tribune de l’ONU parler du Pakistan. Mais c’est grotesque à un tel point qu’en recréant leur site internet, les indiens ont mis à sa tête Martin Schulz (l’ancien Président du Parlement européen).

© http://www.disinfo.eu

On se croirait dans une série d’espionnage avec un scénario tout pété …

Clairement les mecs sont mauvais. Ils ont enregistré toutes leurs adresses internet sous la même adresse IP et à la même adresse physique – qui est l’entreprise Srivastava. Ce sont toujours les mêmes noms qui sortent. Ils se sont fait démonter par une ONG à Bruxelles de quatre personnes dont deux ne bossent même pas à temps plein. Mais autant les indiens qui ont fait ça sont nuls mais alors nous on est pire que tout puisqu’on a mis 15 ans à les repérer. La lutte contre la désinformation pour l’Union européenne c’est un budget de 6 millions d’euros par an avec une bonne centaine de fonctionnaires dédiés à ça. Si une opération aussi grossière que celle-là est passée, il y en a combien des plus sophistiquées que l’on n’a pas vues? Et tout ça cela avec l’argent du contribuable européen.

Qui sont les visages de ces ONG ressuscitées à l’ONU ?

Quand tu regardes les retranscriptions des débats de l’ONU, se sont des gamins de 20 ans qui viennent parler du Pakistan. En fait ce sont des étudiants d’une école de commerce à Genève recrutés par une ancienne étudiante, contre une petite rémunération en cash pour aller parler trois minutes à l’ONU. Et dans le fond, à part l’usurpation d’identité de Martin Schulz, tout est légal. Ils ont su exploiter une faille structurelle de l’organisation – qui est aussi un atout par ailleurs – selon laquelle toutes les ONG peuvent se faire représenter par n’importe qui. Cela permet aux toutes petites ONG avec peu de moyens et qui ne peuvent pas faire le déplacement de se faire représenter à la tribune de l’ONU. Et c’est ça que le réseau a su exploiter.

Qui est derrière Srivastava : le gouvernement indien ?

On a quelques indices mais on ne peut pas dire formellement que c’est l’Etat indien derrière. On parle de centaines de sites internet, rien qu’en noms de domaines cela se chiffre à plus de 160 000 euros pour une entreprise qui ne produit rien. Ce n’est pas l’opération de trois personnes dans leur coin, il y a forcement une structure, un Etat derrière. Si c’est une opération étatique, cela vient mettre un coup à l’Inde qui se présente comme nos gentils alliés.

Capture d’écran d’un tweet de l’euro député français Thierry Mariani favorable aux frappes indiennes au Cachemire ©LesJours

Qu’est-ce que la mise à jour de ce réseau d’influence a comme conséquences sur le plan géopolitique entre l’Inde et l’Europe ?

Rien du tout. Pour l’instant il y a peu de retombées. Il ne s’était rien passé après le premier rapport de 2019 et c’est même cela qui a permis au deuxième réseau de se constituer et dont on parle ici dans l’enquête sortie en décembre 2020. Le Pakistan a saisi l’opportunité pour condamner l’Inde. L’Inde a été obligée de réagir a travers le porte parole du Ministère des Affaires étrangères et a démenti en accusant le Pakistan. Maintenant tout le monde nie. Pour la France il y a plein d’intérêts qui entrent en jeu : les contrats rafale, les contrats énergétiques … on a de gros intérêts avec l’Inde. Cela écorche leur image fréquentable.

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