J’ai eu la chance d’être invitée par la cool équipe du podcast 20 minutes avant la fin du monde pour parler bonheur, écologie, yoga & capitalisme. A l’occasion de la sortie du premier épisode sur l’injonction au bonheur, je voulais partager un petit texte qui fait écho à l’épisode, que j’avais écrit pendant le premier confinement, un peu ahurie par les articles et les posts qui circulaient alors pour nous inviter à “réussir notre confinement”. WTF ? Laissez nous tranquilles.
Face à la déferlante des cours de yoga en ligne en ce moment si particulier, je vois passer des articles critiques sur ce qui semble être parfois reçu comme une énième injonction au bien-être dans un contexte mondial pourtant terrifiant, une énième injonction à la performance, à l’amélioration de soi, qui contraste violemment avec le quotidien difficile de ceux qui continuent de s’exposer pour travailler, de ceux qui s’enfoncent dans la précarité, de ceux qui sont touchés de près ou de loin par la maladie. Par exemple, cet article de la journaliste Barbara Krief : Manger équilibré, faire du yoga… Même enfermés, on n’aura donc jamais la paix ? Ces critiques sont alimentées par des discours bien réels véhiculés dans les milieux du « bien-être » (mais pas que, et ici c’est la fracture sociale se révèle cruellement, alors que certains voudraient nous faire croire que le virus nous met tous à égalité) qui engagent à profiter du confinement pour faire retraite et s’adonner au souci de soi.

Il ne s’agit pas de s’auto-flageller si nous avons la chance de vivre un confinement plus ou moins confortable, simplement de reconnaître qu’il s’agit là d’un immense privilège, et de là peut-être s’abstenir d’ériger le souci de soi retrouvé comme un modèle pour mieux vivre son confinement. Non, ce confinement n’est pas pour tout le monde l’occasion de faire une retraite et de revenir à l’essentiel. Ces critiques, qui ne viennent pas du monde du yoga, mettent le doigt sur les tensions qui le traversent aujourd’hui. La pratique du yoga telle qu’elle est largement présentée de nos jours peut donner le sentiment au mieux d’être complètement déconnectée du réel, au pire d’être une pratique narcissique, normative et performative.
Le yoga, comme tant d’autres objets culturels, s’est transformé au fil des siècles et au gré de sa circulation et de son installation dans différents paysages culturels. Sur de nombreux aspects, c’est tant mieux ; une pratique qui se fige est une pratique qui se meurt. Malheureusement, comme tant d’autres objets culturels, son propos est aujourd’hui récupéré et subverti par l’idéologie néolibérale. Avec celle-ci, le langage et la pensée économique ont colonisé tous les pans de nos vies et de nos imaginaires, y compris notre relation à nous-mêmes. Cet élargissement d’une logique économique, de performance et de rentabilité, à tous les champs de notre existence (loisirs, vie intime, relations amoureuses, etc.) peut être notamment relié à la popularisation de la notion de capital humain, développée en 1965 par l’économiste Gary Becker. Le capital humain désigne les compétences, les savoirs et les expériences d’un individu et va conditionner son employabilité. Forcément indissociable de la personne qui le détient, celle-ci, pour améliorer son employabilité, va engager désormais l’entièreté de son être dans une démarche d’investissement constant pour s’améliorer, pour ménager sa santé, optimiser son sommeil, etc. L’auto-discipline et l’amélioration permanente de soi devient la condition de notre différenciation et donc de notre employabilité sur un marché de l’emploi ultra flexible et compétitif, qui ne recherche plus des compétences, mais des individus adaptables à merci, capables de suivre ses transformations.
Nous devenons ainsi entrepreneurs de nous-mêmes, nous nous considérons comme un capital, et à l’image de l’entreprise à laquelle nous nous identifions désormais, notre relation à nous-mêmes est établie sur une pensée économique, sur des modalités gestionnaires, managériales : nous cherchons ainsi à gérer nos émotions, à lisser nos défauts, à rentabiliser notre temps, à optimiser notre énergie, à augmenter notre concentration, à faire fructifier nos qualités, à rentabiliser jusque notre sommeil, à surveiller notre alimentation, à capitaliser sur chacune de nos expériences, même nos loisirs, bref, à être tout le temps productifs, performants, utilitaristes, modifiant ainsi profondément le rapport à soi et à la façon dont nous habitons nos existences (nous laissant je pense profondément vides et épuisés.)

Pour reprendre l’exemple particulier du yoga, celui ci est souvent présenté aujourd’hui comme le Graal pour atteindre cet accomplissement de soi. Il permettrait de mieux « gérer » ses émotions ; de «réduire » le stress, d’améliorer nos performances au travail, d’optimiser notre sommeil, de booster notre vitalité, de nous épauler dans nos accomplissements personnels, de faire de nous de meilleurs amants (si, si.) etc etc.
Il nous permettrait d’aller vers une « meilleure version de nous-mêmes », comme un logiciel qu’on pourrait mettre à jour. D’être plus calme, plus tonique, plus ceci, plus cela. Si tous ces effets, ces nouveaux « super pouvoirs » sont plus ou moins réels, les maîtres du yoga avaient prévenu il y a fort longtemps, de se méfier d’eux ; car s’identifier à eux constitue l’un des obstacles le plus grand à l’atteinte du yoga, cet état où nous cessons justement de nous identifier aux fluctuations de notre psyché (pour ne prendre qu’une définition du yoga, il en existe des milliers.).
Loin d’être une quête initiale de bien-être ou d’accomplissement de soi, loin d’être un outil au service d’une capitalisation sur soi et d’une amélioration de nos performances, l’esprit du yoga (car il serait vain de se raccrocher à un yoga « originel ») nous invite à nous dés-identifier de ce « moi », de notre personnalité, complètement construite et illusoire. Illusoire, non pas parce qu’elle n’existe pas, mais parce qu’elle existe en réaction à, en conséquence de, par rapport à. L’esprit du yoga invite à prendre ce « moi », ahamkara, pour ce qu’il est : une personnalité mouvante, construite en réaction à notre environnement, façonnée par de multiples conditionnements conscients et inconscients. La méditation tient alors presque d’une démarche sociologique de déconditionnement, même si leurs objectifs et leurs méthodes sont différents.
Le chemin de yoga invite à prendre conscience de nos déterminismes, de ce qui nous conditionne, pour mieux s’en défaire, s’en détacher. Et cela comprend, entre autres, un travail pour prendre conscience et pour nous défaire de ces injonctions intériorisées de performance, de maximisation, de résilience, en identifiant leur source, leur racine, leur influence, pour mieux s’en libérer.
Car le yoga, loin d’être un chemin de performance, est avant tout un chemin de libération, d’émancipation.
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